2016-01-24

 

David G. Hartwell (1941-2016)

Un grand monsieur de la science-fiction nous quitte.  Non, ce n'était pas un auteur ou un cinéaste à succès, un acteur légendaire ou un scénariste connu de tous.  David G. Hartwell était avant tout un connaisseur : un lecteur de longue date, un médiéviste patenté (doctorat en littérature médiévale de Columbia), un critique qui avait soutenu le lancement de la New York Review of Science Fiction, un anthologiste responsable entre autres d'une série de sélections annuelles de nouvelles triées sur le volet dans le cadre du Year's Best SF, ainsi qu'un directeur littéraire qui était ouvert à de nouvelles voix, et pas seulement aux États-Unis.  Et je n'aborderai même pas dans ce billet sa maîtrise des champs du fantastique et de l'horreur en anglais...

1997 : David Hartwell, anthologiste (Year's Best SF 2), incluant la nouvelle « Tobacco Words » d'Yves Meynard

1999 : David Hartwell, anthologiste (Year's Best SF 4), incluant la nouvelle « Unraveling the Thread » de Jean-Claude Dunyach (traduction d'Ann Cale et Sheryl Curtis, avec un coup de main de Brian Stableford)

2005 : David Hartwell et Kathryn Cramer, anthologistes (Year's Best SF 10), incluant la nouvelle « Time, as It Evaporates... » de Jean-Claude Dunyach (traduction de Jean-Louis Trudel)

Ce qui en faisait un géant dont je ne vois pas l'équivalent actuellement aux États-Unis, voire ailleurs, c'était son action protéiforme au service d'un amour profond de la science-fiction dans ce qu'elle avait de plus rigoureux et de plus savant, mais aussi dans ce qu'elle avait de plus populaire, et donc d'un attachement aux éléments constitutifs de la sf qui fondent également l'esprit de la démocratie.  Sa contribution ne se borne pas à ses labeurs comme anthologiste, au nombre d'auteurs qu'il avait lancés ou relancés, et aux milliers de livres qu'il avait façonnés comme directeur littéraire.  Nous étonnant par son ampleur, elle s'étend au soutien du démarrage, de l'existence ou de l'animation de revues comme The Little Magazine (1965-1988) et The New York Review of Science Fiction, qu'il avait co-fondée en 1988, ainsi que de congrès de science-fiction et de fantastique, telles la World Fantasy Con (dont il présidait le conseil d'administration) et Readercon.  Enseignant à l'occasion (à Harvard et NYU, mais aussi pour les ateliers d'écriture de Clarion South et Clarion West), il était également micro-éditeur, collectionneur et bouquiniste.  Sans être universitaire de profession, il fréquentait aussi régulièrement le colloque annuel de l'IAFA : the International Conference on the Fantastic in the Arts (ICFA).  Avec Gordon van Gelder, il administrait le prix Philip K. Dick, qui avait accordé une mention spéciale au roman In the Mothers' Land (Chroniques du Pays des Mères) d'Élisabeth Vonarburg en 1992.

Il avait démarré dans l'édition avant même de terminer son doctorat en 1973.  Embauché par Signet comme conseiller éditorial pour la sf, il avait rejoint Berkley en 1973 et dirigé l'édition des ouvrages de science-fiction.  En passant chez Pocket Books en 1978, il lancera la collection « Timescape » (qui rendait hommage au roman du même nom signé par Gregory Benford en 1980).

Où ai-je rencontré David Hartwell pour la première fois ?  Peut-être bien qu'il faudrait remonter au congrès Readercon 3 en avril 1990, mon premier d'une longue série.  Je me souviens d'une cérémonie de remise de prix pour les petits éditeurs où sa future seconde épouse, Kathryn Cramer, se baladait en bikini. Je ne peux pas être certain que nous avions été présentés ou que j'avais eu l'occasion de lui parler, toutefois.

Ce qui est sûr, c'est qu'au cours des années subséquentes, entre ses présences au congrès Con*Cept à Montréal et au congrès Can-Con d'Ottawa, je l'avais croisé plusieurs fois. Quand nous avons fait connaissance, Hartwell travaillait encore chez Tor dans un rôle de conseiller éditorial (depuis 1983). Même si je ne l'ai pas nécessairement compris sur le coup, il était encore en train de faire ses preuves afin d'acquérir plus de pouvoirs et de responsabilités, ce qui arriverait enfin en 1995 avec son accession au rang de directeur littéraire à temps plein. Je crois que c'est à cette époque qu'il a exposé à plusieurs personnes la théorie qui informerait son fonctionnement éditorial : au lieu de tenter de mettre la main sur un best-seller qui rapporterait gros, il chercherait à s'assurer que sur une dizaine de livres édités, une majorité ferait mieux que rentrer dans leurs frais (parce qu'il miserait sur une qualité moyenne supérieure), même si aucun des ouvrages qu'il aurait choisis ne se transformait en locomotive des ventes...
Il s'intéressait à la sf canadienne et à ses auteurs montants (comme Robert J. Sawyer) ou établis (comme Phyllis Gotlieb).  Durant un Con*Cept, nous l'avions sagement laissé discuter avec Glenn Grant dans un coin et il en était résulté l'anthologie Northern Stars (1994), la première anthologie de science-fiction canadienne (d'expression anglaise et d'expression française) à sortir aux États-Unis et la bénéficiaire d'un effort publicitaire majeur durant la convention mondiale de Winnipeg la même année.  (Ma nouvelle « Remember, the Dead Say » figure dans ce volume.)  En 1999, Hartwell et Grant avaient récidivé pour la publication de l'anthologie Northern Suns, qui incluaient une brochette d'auteurs entièrement renouvelée, dont les écrivains québécois Jean-Pierre April, Alain Bergeron et Charles Montpetit.

David Hartwell et Glenn Grant au congrès Boréal 2007 (photo prise le 28 avril par Charles Mohapel)

Durant un Can-Con, j'avais entretenu Hartwell de la possibilité d'une traduction du roman La Taupe et le dragon de Joël Champetier et il en avait résulté la parution chez Tor d'une nouvelle version intitulée The Dragon's Eye, en 1999.  Il faudra que j'écrive un jour comment le roman a été légèrement transformé par cette entreprise, d'autant plus que les deux autres acteurs sont désormais disparus.  De mémoire, c'était à mon instigation que le début avait été révisé tandis que c'était à celle de Hartwell que la fin avait été modifiée, mais il faudrait que je me replonge dans ma correspondance avec Joël pour en avoir la certitude et je n'ai pas encore le cœur à le faire.

Yves Meynard avait ouvert la voie en faisant accepter par Hartwell son roman The Book of Knights, rédigé en anglais, pour une publication l'année précédente en 1998.  David G. Hartwell était demeuré ouvert à la publication d'auteurs canadiens, dont Candas Jane Dorsey, Phyllis Gotlieb, Terence M. Green, Robert J. Sawyer, Peter Watts et plusieurs autres. Ce défricheur de talents qui transcendait les frontières allait aussi faire la promotion des auteurs australiens dans une moindre mesure, mais il a continué à fréquenter des congrès de science-fiction au Canada, y compris d'ailleurs le congrès Boréal, au minimum en 2007, 2008, 2009 (peut-être pour une simple visite entre deux événements à la Convention mondiale qui se tenait en même temps) et 2013.

Dans la photo ci-dessous (prise le 28 avril 2007 par Charles Mohapel), on le voit avec sa benjamine, Elizabeth, et une jolie cravate eschérienne.
Dans la photo suivante (prise le 29 avril 2007 par Charles Mohapel), on le voit assister à une table ronde avec plusieurs personnes qui se reconnaîtront.
Enfin, ce joli portrait de famille (croqué le 29 avril 2007 par Charles Mohapel) nous le montre en compagnie de Geoff Ryman, sa femme Kathryn Cramer et leur fille Elizabeth.
Entre temps, la famille avait acquis une résidence à Westport, dans l'État de New York, au bord du lac Champlain, alors que David Hartwell était basé, depuis que je le connaissais, à Pleasantville, dans la banlieue éloignée de New York, mais suffisamment proche pour que, le 11 septembre 2001, les colonnes de fumée qui montaient des ruines des tours jumelles eussent été visibles d'une crête à proximité.  En octobre 2008, sur le chemin d'une convention à Albany, Yves Meynard, sa compagne à l'époque et moi-même avions fait escale à Westport pour découvrir les lieux, mais sans oser frapper à la porte.  Il faisait un temps splendide, qui permettait de comprendre l'attrait de cette petite ville pour la famille...
En juillet 2008, à Readercon, j'avais photographié moi-même David Hartwell et les siens (ainsi que Geoff Ryman, qui se retrouvait encore une fois en leur compagnie).
Qui était David G. Hartwell ?  Un homme au sourire infectieux, qui savait mettre les gens à l'aise tout en conservant une certaine réserve propre à son ascendance en Nouvelle-Angleterre...  Un grand amoureux de la science-fiction, qui avait signé un essai, Age of Wonders, qui commençait par établir qu'on ne pouvait réellement saisir l'attrait de la science-fiction sans garder à l'esprit une observation essentielle : « The Golden Age of science fiction is twelve » (attribuable à un fanzine de Peter Graham)...  Un fin stratège éditorial qui avait réussi à tirer son épingle du jeu malgré toutes les transformations du marché de la science-fiction écrite depuis quarante ans...  Un fan qui avait compris que la  meilleure façon de continuer à lire la science-fiction telle qu'il l'amait, c'était de soutenir l'écotope éditorial et fanique indispensable à sa survie...  Un homme dont la culture de la science-fiction était encyclopédique et mondiale — en tant que bouquiniste, il m'avait vendu un exemplaire d'un ouvrage de science-fiction hongroise traduit en anglais et paru en 1966 aux États-Unis, Voyage to Faremido/Capillaria de Frigyes Karinthy, mais je soupçonne qu'il avait conservé un exemplaire du même titre pour sa propre collection...  Un bibliophile dont la collection — que je n'ai jamais vue — était légendaire...  Un homme qui avait le même anniversaire que moi et qui l'a si souvent célébré en grande pompe à Readercon quand j'y étais que j'ai perdu l'habitude d'en faire grand cas...  Un bon vivant qui m'a payé quelques verres ou repas (le plus souvent aux frais de Tor, sans doute), et à qui je ne rendrai jamais la pareille...  Bref, quelqu'un à qui je pouvais expliquer que mon français s'était détérioré à force de lire des romans de chevalerie en ancien français durant mon doctorat et qui pouvait comprendre tout aussi bien les enjeux si la conversation dérivait du côté de l'astronomie ou de la physique...
C'était aussi l'homme aux mille et une cravates, dont l'assortiment était devenu une attraction en soi durant la convention mondiale de la science-fiction à Montréal en 2009.  Il avait d'ailleurs sa propre théorie du style vestimentaire.  En 2007, à la World Fantasy Convention de Saratoga Springs, où je lui avais acheté un volume d'une revue italienne du XIXe siècle et peut-être aussi une anthologie de sf en italien avec une nouvelle d'Yves Meynard, il avait coiffé une calotte à tentacules qui valait bien la casquette à hélice qu'il arborait dans la photo de 2008 ci-dessus...

Eh oui...

En 2015, je l'ai rencontré pour la dernière fois à Ottawa, durant Can-Con, et nous avons partagé un repas en compagnie de John Park, de René Walling et de Melissa Yuan-Innes.  Il était plus fatigué, mais il conservait encore beaucoup d'allant.  Mon ultime photo de lui (ci-dessous), prise le 31 octobre dernier, le montre en compagnie d'un jeune auteur d'Ottawa, Derek Kunsken.  Notre ultime conversation, au milieu d'un couloir d'hôtel, a concerné le roman Anamnèse de Lady Star de Kloetzer, que j'étais en train de lire.  Je lui ai expliqué qu'il s'agissait d'un des romans marquants de la sf française récente, que j'avais trouvé le début excellent, mais que ça ralentissait ensuite.  « Middles are hard», a-t-il commenté.

Les fins également.  Il est mort la semaine dernière, des suites d'une chute mardi, du haut de l'escalier de sa résidence alors qu'il déménageait-il, semble-t-il, une étagère de sa bibliothèque.

Libellés : ,


Comments: Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?