2012-06-13

 

Rompre le contrat social

Les étudiants québécois sont bêtes.  De leur manque de solidarité à leur jusqu'au-boutisme appuyé sur une minorité de grévistes, de l'utilisation du salut nazi à la tolérance intermittente des casseurs, les exemples n'ont pas manqué au fil des derniers mois.  Toutefois, la bêtise est de leur âge.  En principe, on ne devrait pas pouvoir en dire autant de leurs aînés, que l'on parle des recteurs universitaires ou des membres du gouvernement Charest.  Par conséquent, si Charest et ses ministres ont accumulé les bêtises depuis le début de la crise, il ne peut s'agir d'un signe de bêtise.  Soit c'est du machiavélisme soit c'est de l'idéologie.
 
Depuis Margaret Thatcher (« There is no such thing as society. »), on sait que les néo-conservateurs ne croient pas à l'existence de la société, encore que même Thatcher s'en était défendue après-coup en rappelant les trois phrases accrochées à son affirmation initiale : « There are individual men and women, and there are families. And no government can do anything except through people, and people must look to themselves first. It’s our duty to look after ourselves and then to look after our neighbour. My meaning, clear at the time but subsequently distorted beyond recognition, was that society was not an abstraction, separate from the men and women who composed it, but a living structure of individuals, families, neighbours and voluntary associations. » On prendra ou non cette mise au point au sérieux, mais cette analyse demeure beaucoup plus réductionniste que la vision conservatrice plus traditionnelle de la société comme un organisme (doté, par conséquent, de propriétés émergentes) tandis que la vision libérale traditionnelle a voulu d'une société organisée selon des principes explicites,

Quand les Libéraux de Jean Charest prétendent imposer une hausse des frais de scolarité, ils le font au nom des intérêts de la société, comme le disait Bachand en soutenant : « Il est clair, et je le dis depuis des mois, que la question des frais de scolarité est une question de justice sociale envers le contribuable, qui verse 3,5 milliards $. »  Malgré l'appel à la justice sociale, il est clair pourtant que tout se réduit pour eux à une simple transaction commerciale.

C'est là où le bât blesse.  En décrétant une hausse unilatérale des frais de scolarité, les Libéraux s'en sont pris à un contrat social implicite liant les étudiants au gouvernement (et au reste de la société).  Dans la réalité, la décision de faire des études supérieures (et, en particulier, des études universitaires) reflète un équilibre délicat entre le sacrifice de revenus immédiats (même en supposant qu'un étudiant travaille à temps plein et étudie aussi à temps plein, en prenant sur son sommeil, il ne jouira pas des mêmes revenus nets qu'un non-étudiant du même âge puisqu'il en consacrera une partie à ses frais d'étude) et la perspective de revenus futurs plus élevés.  La société, par l'intermédiaire du gouvernment, finance une partie du coût de ces études en considérant qu'une population plus éduquée favorisera la croissance future de l'économie, et aussi la croissance des revenus que le gouvernement pourra appliquer au bien commun.  Mais il ne faut pas oublier que l'étudiant aussi finance ses études, ainsi que les revenus futurs de la société, non pas seulement en payant des frais de scolarité mais en acceptant soit des revenus inférieurs (ainsi que des loisirs moindres) à ceux des autres jeunes du même âge soit des dettes plus élevées.  On peut certes débattre de la valeur de cette contribution comparée à la contribution des étudiants d'autres provinces, mais l'étudiant qui espère gagner un revenu plus élevé au Québec grâce à ses études sait aussi qu'il sera plus lourdement taxé.

En faisant mine d'ignorer le sacrifice réel des étudiants (du point de vue financier global, mais aussi du point de vue des loisirs et de la possibilité de démarrer une vie familiale, etc.), le gouvernement a piétiné le contrat social qui appelait le gouvernement et les étudiants à y mettre chacun du leur afin de gagner plus à long terme.  La révolte du carré rouge était non seulement une affaire de chiffres précis et une fonction de la valeur de la contribution demandée, mais elle concrétisait aussi l'opposition à une rupture d'un contrat social qui avait profité aux générations précédentes, comme je l'ai déjà indiqué.

Le résultat de cette rupture ne s'est pas fait attendre.  Les étudiants ont manifesté en masse (et pacifiquement) pour rappeler au gouvernement l'existence humaine et concrète de ce contrat social, mais le gouvernement n'a démontré qu'une ouverture limitée, plus probablement par machiavélisme que par idéologie (puisqu'il a lâché du lest sur certains points).  Du coup, les plus radicaux ont cherché de nouveaux moyens de se faire entendre, c'est-à-dire d'inciter le gouvernement à respecter le contrat social rompu.

Or, manifester dans la rue relève aussi d'un contrat social implicite, en particulier quand les manifestations s'accompagnent de perturbations plus ou moins violentes.  Une partie des étudiants et des manifestants croient, semble-t-il, à un droit absolu de manifester qui découlerait de la liberté d'expression reconnue au Canada et qui obligerait les policiers à une retenue extraordinaire.  La réalité, c'est que la présence policière dans les rues relève aussi d'un contrat social implicite.  La police n'est pas là pour faire appliquer les lois sous la menace : les lois sont appliquées pour la plupart par les citoyens eux-mêmes qui ne cherchent pas d'emblée à gêner la circulation, à vandaliser les biens publics ou à faire du tapage.  S'il fallait la présence et l'intervention active de policiers pour faire appliquer les lois, il faudrait multiplier leur nombre par dix ou vingt ou plus.  En général, un contrat social bien compris régit le comportement de tous en public : la masse des citoyens s'abstient de poser des actes dérangeants et la police se concentre sur les infractions les plus graves sans abuser de ses pouvoirs et de sa position.  Dès lors que des manifestants violent ce contrat, ils démontrent rapidement qu'un nombre ordinaire de policiers aura du mal à contrôler un nombre encore plus réduit de manifestants, du moins sans recourir à des mesures extraordinaires.  (Ce qui souligne, en fait, à quel point nos sociétés sont policées.)  Et cette rupture d'un contrat social inscrit dans les mœurs publiques n'a pas plus conquis l'appui de la population que la rupture du contrat social par le gouvernement Charest n'avait conquis l'appui des étudiants.

La crise sociale au Québec aura donc fait toucher du doigt les limites de certains des idéaux des Lumières, selon lesquels la société pouvait reposer sur des principes abstraits (droits réciproques, suprématie de la démocratie).  D'une part, le gouvernement Charest a invoqué le primat démocratique et s'est heurté à la réalité d'un contrat social.  D'autre part, les étudiants ont invoqué leur droit de s'exprimer librement et ils se sont heurtés à la réalité d'un autre contrat social.  Pour sortir de l'impasse, il faudra écarter une fois pour toutes les raisonnements réducteurs qui font fi des conventions sociales qui, quoique non-écrites, n'en conservent pas moins une intransigeante réalité.

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