2011-12-28

 

La cigogne râleuse

Dans Eulalie la cigogne (Vents d'Ouest, 2010), Véronique-Marie Kaye livre la correspondance privée d'une cigogne d'origine française installée au Canada (à Ottawa, plus précisément). Comme dans le cas de Nous aurons vécu nous non plus de Ménard, il s'agit d'un roman épistolaire, mais qui n'inclut que les lettres d'Eulalie à ses trois correspondants : Azalaïs, une autre cigogne française établie au Canada (en Saskatchewan, plus précisément), Rémi, une cigogne mâle qui a eu une aventure amoureuse avec Azalaïs et qui courtise désormais Eulalie, et Féliz, un castor canadien-anglais avec qui Eulalie s'est casée à son arrivée au Canada.

Même si Eulalie s'en défend, elle est sensible au charme de Rémi, qui parle un meilleur français que Féliz ou Azalaïs. Néanmoins, elle sert aussi d'intermédiaire entre Rémi et Azalaïs, jusqu'à ce que l'intrépide Azalaïs quitte la Saskatchewan pour venir se poser dans le nid d'Eulalie et Féliz en semant la pagaille dans le ménage. Du coup, Eulalie cède aux objurgations de Rémi et quitte le Canada pour retourner en France afin de vivre avec le vieux mâle de son espèce, loin d'un pays dont certains aspects la rebutent encore. En quelques pages, toutefois, l'idylle des retrouvailles avec le pays d'origine prend fin abruptement lorsque le vieux Français fait allusion à l'« accent canadien » d'Eulalie. La vieille cigogne ne peut le supporter, elle qui se targue d'avoir conservé la parlure de ses origines à l'état pur. Les couples désunis se réunissent, Azalaïs partant retrouver Rémi en France tandis qu'Eulalie retourne au Canada pour retrouver son castor favori. Mais Eulalie continuera à entretenir une correspondance ambiguë avec Rémi, le bonimenteur impénitent...

Une cigogne qui a une tête de cochon, c'est déjà fort comme fable animalière. Pour Eulalie, la liberté de ton n'exclut jamais la vacherie, voire la méchanceté. Elle donne des leçons sans jamais sembler s'apercevoir de sa propre inconstance et prend la plume pour se plaindre des hommes, et même reprocher à Féliz de trop parler alors que la correspondance ne lui donne jamais l'occasion de trop parler. Kaye livre un roman sentimental qui frise l'analyse psychologique, mais qui se veut comique. Au fil des pages, on se demande s'il s'agit du roman à clé d'une Française immigrée au Canada qui règle ses comptes, d'une allégorie politique sur les rapports entre francophones et anglophones au sein du Canada, d'une caricature plus ou moins réussie des Français au Canada, ou tout simplement du fruit des expériences de l'immigration d'une Française qui prend le tout avec un certain recul.

Le hic, c'est qu'Eulalie est une râleuse de première, et que ce n'est pas excessivement drôle. Le mépris lui « vient naturellement » et elle se décrit elle-même, non sans justification, comme une « cigogne trop émotive, rancunière, croulant sous l'âge et l'envie » (p. 128). L'insatisfaction et la mesquinerie, même poussées à outrance, ne sauvent pas le récit de l'impression d'étouffement propre à une correspondance portée par une seule voix qui s'exprime dans un français d'une extrême correction, dans un style un peu suranné. Le quadrille qui voit les quatre partenaires envisager presque toutes les permutations possibles manque de chaleur humaine : tout se réduit à des sautes d'humeurs et à la force du désir. C'est une façon de voir le monde qui écarte d'ailleurs presque tout le reste. Si on est sensible au comique de cet aveuglement partagé par Eulalie et ses correspondants, ce court roman fera rire à force d'humour noir. Sinon...

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