2011-06-27

 

Anna Karénine et la justice divine

Il y a dans Anna Karénine (1877) un passage qui en dit aussi long sur l'auteur que sur ceux qu'il critique. Un personnage dit d'un autre, non sans cynisme (dans la traduction anglaise) :
He's now got the post on the committee of a commission or something. I'm afraid I can't remember what it is exactly. Only there's nothing to do there—that isn't a secret, is it, Dolly?—and he gets a salary of eight thousand a year. Try and ask him if his job is of any use and he will prove to you that it is most useful. And he is a truthful man. You see, it's impossible not to believe in the usefulness of eight thousand.
Tolstoï fait allusion ici aux œillères qui affligent une certaine catégorie de la noblesse russe en son temps, engagée dans une course aux sinécures qui les privait de tout sens critique face à la nature des services qu'on leur demandait. Un écho, qui sait, de ce passage figure dans un succès de vente du XIXe s., Trilby (1895), où Georges du Maurier fait remarquer à propos d'un de ses personnages converti aux conventions de son nouveau milieu social pour lequel il officie comme pasteur, si je me souviens bien:
They are his bread and butter, these beliefs—and a man mustn't quarrel with his bread and butter.
Le soupçon voulant qu'on ait les convictions qui soient dans notre intérêt n'est donc pas neuf, mais il dérangeait suffisamment pour qu'il soit jugé digne d'impressionner ces lecteurs de la fin du XIXe s. qui avaient l'habitude de croire que leurs idées étaient indépendantes de leur source de revenus. Aujourd'hui, ce n'est plus une notion aussi blasphématoire, même si Al Gore a jugé bon de ressortir (comme on peut le voir dans le film An Inconvenient Truth) une version un peu plus forte articulée par Upton Sinclair en 1935 :
It is difficult to get a man to understand something, when his salary depends upon his not understanding it!
Ma lecture récente d'Anna Karénine (en traduction anglaise) m'a fait découvrir un prodigieux roman social et psychologique. Le portrait de la Russie tsariste, quarante ans avant sa disparition, est convainquant — même si je ne saurais affirmer qu'il est fidèle à son modèle. En tout cas, il a convaincu en son temps, en partie parce que Tolstoï livre des aperçus sans concession des moeurs des salons (anticipant la description des rencontres chez Mme Verdurin décrites par Proust) et de la vie intérieure des personnages (anticipant certaines techniques propres au modernisme littéraire). Le réalisme psychologique crédibilise le réalisme social et le personnage de Levin a l'avantage d'être tiré des propres expériences de l'auteur, ce qui ajoutait à la vraisemblance de ses sentiments et de ses réflexions. Si on sent en filigrane les tensions de l'époque, toutefois, elles comportent des dimensions qui nous sont devenues (presque) irrémédiablement étrangères. Je dis « presque », car si le conflit entre la science et la religion en tant qu'institutions n'est plus d'actualité en Occident, exception faite de quelques enclaves des États-Unis, le conflit entre la raison et la foi demeure plus ou moins pressant. L'absence de cadre institutionnel simplifie peut-être les choses, mais le mystère du néant reste insupportable pour de nombreuses personnes. On juge facilement de l'avance prise par Tolstoï en relevant qu'au Québec catholique comme dans l'Égypte musulmane, les affres de Levin n'émergent dans des romans qu'après la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, si Tolstoï peut se permettre de camper les déchirements intérieurs d'un intellectuel qui ne sait que croire, il nous montre quand même Levin, personnage emblématique de l'auteur, en train d'opter, en fin de compte, pour la foi nue, sans l'église, plutôt que pour la raison toute nue.

Bref, acculé au pied du mur par les expériences fondamentales de la mort et de la naissance, Levin fait le choix du déisme. Comme ce choix lui permet de se marier à l'église et d'accéder à une certaine respectabilité sociale en tant qu'homme marié et propriétaire terrien rentré dans le rang, à qui on pardonnera volontiers quelques lubies, les mots du passage que je citais en premier ci-dessus s'appliquent avec autant de force aux arrivistes de l'aristocratie stigmatisés par Tolstoï qu'à Tolstoï lui-même et à son porte-parole, Konstantin Levin. En restant fidèle au christianisme, la classe représentée par Tolstoï conservait son allégeance à ses croyances millénaires. C'était la solution la plus facile, après tout, puisqu'elle n'exigeait pas l'abandon des traditions et des habitudes au prix d'une rupture aussi brusque que douloureuse.

Quarante ans plus tard, par contre, ce refus de l'aristocratie tsariste de s'ouvrir à la raison et à la modernité allait permettre aux communistes de prétendre monopoliser l'une et l'autre.

En principe, le destin de Levin et de sa nouvelle épousée n'est qu'accessoire. Tolstoï veut illustrer les dégâts provoqués par l'inconscience d'une femme adultère, Anna Karénine, qui bouleverse une famille, meurtrit son mari et son fils, et détourne son amant de la voie des honneurs qui aurait pu être la sienne. En revanche, le roman condamne beaucoup moins nettement le mari infidèle. Dès les premières pages, on voit une épouse se résigner à tolérer les fredaines de son homme, Oblonski. L'obstination de Tolstoï à faire de la femme adultère une criminelle qui sème le désordre dans la société et mérite un châtiment d'ordre divin devient évident à la toute fin du roman. Ce qui s'avance et occupe l'avant de la scène, c'est l'amour maladif, pas entièrement expliqué, d'Anna Karénine qui l'entraîne à se suicider, en dépit de l'affection éprouvée de Vronski. Le destin d'Anna était tracé depuis le début. Du point de vue de l'auteur, les cadres de la société russe de son temps sont inébranlables et les efforts individuels de venir en aide à une femme fautive ne peuvent l'emporter sur les conventions établies de tout temps.

Une fois de plus, le jupon dépasse : alors que la France latine légiférait sur le divorce en 1884, Tolstoï refuse d'admettre que les conventions sociales sont capables d'évoluer et qu'une réforme des institutions du mariage seraient capables d'entraîner une transformation des mœurs, si bien qu'un changement du cadre social aurait fait autant pour éviter des souffrances inutiles qu'une conduite irréprochable de la part d'Anna Karénine.

Cela dit, si la loi a intérêt à tenir compte de la faillibilité humaine, le jugement du caractère d'une personne ne tient pas aux conséquences de ses actes dans un monde optimal mais à celle de ses faits et gestes dans le monde qui est. De ce point de vue, la conduite d'Anna Karénine demeure répréhensible dans la mesure où elle était nécessairement consciente de ses répercussions potentielles. On touche toutefois ici à une question fondamentale, celle du libre arbitre. L'attitude la plus intransigeante suppose le libre arbitre. Mais si les défaillances ne sont pas seulement statistiquement probables, mais pratiquement dictées par nos gènes et par des automatismes acquis, la réprobation n'a plus lieu d'être, sauf du point de vue social. C'est-à-dire que la société peut avoir intérêt à exprimer une telle réprobation (qui pourrait d'ailleurs être inscrite dans nos gènes — ou notre environnement), mais celle-ci n'aurait aucun effet sur les individus en cause, et aucune incidence sur les comportements réprouvés.

Dans Anna Karénine, la démonstration est complétée par les destins parallèles d'Anna Karénine et la jeune Kitty Chtcherbatski. L'une renonce à son mariage parce qu'elle désire Vronski et l'autre désire Vronski, mais finit par épouser l'homme qui l'aime et qu'elle avait d'abord repoussé. L'une, mère dénaturée, est déchirée entre ses deux enfants et ses deux foyers , tandis que l'autre fonde une famille dans la quiétude d'un foyer aimant — et unique. Le malheur ou le bonheur : choisissez, jeunes femmes, et sachez choisir sagement, ordonne Tolstoï.

Néanmoins, Anna Karénine reste un livre qu'il faut avoir lu, mais pas trop tôt, et pas sans un minimum de sens critique. Car s'il s'agit d'une prouesse d'écriture, le résultat est moins authentiquement humain que Madame Bovary de Flaubert, publié vingt ans plus tôt sur un thème assez semblable, car encore inféodé à des convictions et des préjugés sans grand fondement. Le roman de Tolstoï tire sa force d'un ancrage dans le réalisme psychologique et les grands débats sociaux que des romans plus descriptifs par des auteurs européens contemporains, tels Balzac et Dickens, avaient négligé.

Pour l'action, certes, on repassera. Il n'y a pas même l'ombre d'un duel pour relancer l'intérêt. Tout est dans le souci du détail, la vraisemblance et, en définitive, dans le sentiment de l'existence d'une métaphysique qui donne un sens aux menus faits et gestes du quotidien ainsi qu'aux choix apparemment banals de gens comme les autres.

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