2010-02-19

 

La SF canadienne et le mythe de Babel

La science-fiction canadienne est-elle réellement canadienne? Parfois, il est tentant de poser la question du point de vue des lieux de publication (souvent aux États-Unis, voire en Europe) et des origines personnelles des auteurs (souvent issus de l'immigration récente). Néanmoins, on peut également la poser du point de vue thématique. Les arguments, les motifs et les thèmes de la science-fiction canadienne correspondent-ils à ceux que l'on retrouvent ailleurs dans la littérature canadienne? Reflètent-ils des préoccupations et des mentalités canadiennes?

En 1963, dans The Educated Imagination, le critique torontois Northrop Frye assimilait notre civilisation à une immense technostructure, comparable à une tour dressée vers le ciel. Et pas n'importe quelle tour! Une tour infiniment ambitieuse, qui matérialise la croyance au progrès sans fin et à la croissance capable de nous assurer le paradis sur terre. Pourtant, contrairement à la tour de Babel, notre civilisation technologique n'est pas le résultat d'un effort concerté, mais d'initiatives indépendantes stimulées par l'émulation de la concurrence. Et cette civilisation semblait fragile à Frye, susceptible de s'écrouler à tout moment.

Ce sens de la fragilité de la vie civilisée serait typiquement canadien : les États-Unis sont nés au temps des Lumières et ils ont officiellement éliminé la frontière des pionniers à la fin du XIXe s. Dorénavant, les États-Unis seraient un monde clos et quadrillé, subjugué par la volonté humaine et exploité au profit exclusif de ses citoyens. Tandis que les Canadiens vivent encore aujourd'hui dans un étroit entre-deux, collés à la frontière des États-Unis et adossés à la nature sauvage et déserte, qui débute souvent à quelques dizaines de kilomètres à peine des zones urbaines. Survivre dans un contexte hostile est un défi permanent dans l'histoire canadienne — et aussi un défi annuel! Quand l'hiver s'abat, il faut tout le travail des défricheurs, des colons et des bâtisseurs pour faire exister des îlots de civilisation en plein bois, à des centaines de kilomètres les uns des autres, et on peut voir encore aujourd'hui des fermes et maisons se blottir autour d'un clocher, au milieu de champs qui ne sont parfois qu'une éclaircie ouverte dans la forêt boréale.

Northrop Frye poursuivait en rappelant que l'entreprise de la tour de Babel avait succombé à la confusion des langues ou plus précisément à l'oubli de la langue originelle. Cette langue des origines, pour Frye, n'était pas une langue précise, mais le fondement même de la créativité humaine, l'essence de la nature humaine. Et Frye concluait : « It never speaks unless we take the time to listen in leisure, and it speaks only in a voice too quiet for panic to hear. And then all it has to tell us, when we look over the edge of our leaning tower, is that we are not getting any nearer heaven, and that it is time to return to the earth. »

Quand on examine la liste des lauréats des Prix Aurora, par exemple, on constate que ce prosaïsme canadien, ce refus de s'élancer vers le ciel et de nager dans les couches éthérées des absolus ou des idéaux, ou d'envisager une conquête complète d'autres mondes, est très présent dans la science-fiction d'ici. La nouvelle « Sleeping in a Box » de Candas Jane Dorsey montre la vie sur la Lune sous un jour nettement plus sombre que les textes classiques de la science-fiction étatsunienne. « L'Enfant des mondes assoupis » d'Yves Meynard décrit une Terre ruinée, mais les planètes neuves colonisées par l'humanité ne leur appartiennent pas vraiment. « La plage des épaves » de Laurent McAllister va plus loin en décrivant l'échec quasi absolu d'une tentative de colonisation d'un monde étranger immunisé contre les implantations d'outre-espace.

L'échec n'est pas aussi absolu dans Tyranaël d'Élisabeth Vonarburg, mais la planète en question fait montre d'une capacité de résistance plus grande que dans les récits de colonisation de la science-fiction traditionnelle. Dans Dreams of an Unseen Planet de Teresa Plowright, la planète baptisée Gaea (Gaïa!) a également une capacité de résistance et même d'action face aux humains venus de la Terre pour établir une colonie idéale et un refuge... L'influence d'un monde étranger et réfractaire aux ambitions humaines est également présente dans les nouvelles « The Woman Who Is the Midnight Wind » de Terence Green et « Shadow Album » de James Alan Gardner (publiée en français dans Solaris 165 sous le titre « Album d'ombres »).

Et comme la question de la compréhension et de la communication, voire de l'échange linguistique, est souvent cruciale dans ces textes, il me semble qu'il serait effectivement fascinant d'analyser la science-fiction canadienne à la lumière du mythe de Babel. Qui s'en chargera?

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