2009-12-10

 

Le point de vue de l'étranger

Dans La Cathédrale sur l'océan (Prise de Parole, 2009), Vittorio Frigerio signe un polar déconstruit, qui brasse fantaisies et méprises de manière à inspirer la note en quatrième de couverture qui en fait un ouvrage « aux allures philosophiques ». Je n'en suis pas si sûr : on peut y voir un pendant de son roman précédent, Naufragé en terre ferme, si ce n'est qu'au point de vue des titres qui se répondent (une construction terrestre en pleine mer, un marin jeté à la côte), même si j'y retrouve aussi un écho de son premier roman, La dernière ligne droite (1997). D'une manière très littéraire (Frigerio est prof de littérature à l'Université Dalhousie de Halifax), l'auteur nous décrit les errances et errements de Gaspard, un architecte qui aboutit à Halifax dans le but de construire un centre commercial selon une conception plutôt fantaisiste (mieux vaut ne pas s'attarder sur celle-ci) et se retrouve embringué dans une mystérieuse affaire, une secte messianique l'embauchant pour construire la cathédrale de la fin des temps. Las, tout cela n'était que le fruit d'une certaine volonté d'auto-aveuglement de Gaspard, qui a refusé de voir ce qui se cachait sous les apparences qui lui étaient présentées...

La critique a été indulgente pour ce roman qui témoigne d'une indiscutable maîtrise de la langue. Toutefois, je suis plus réservé. Si Naufragé en terre ferme versait dans l'essai philosophique, non sans perspicacité, Frigerio fouille une autre veine dans ce livre. Il privilégie les descriptions physiques, tant des personnages que des décors néo-écossais. C'est peut-être une façon de rendre hommage aux maîtres du polar puisque le film noir (tout comme les auteurs comme Léo Malet) a beaucoup misé sur les atmosphères visuelles et les descriptions croquées en quelques lignes. Toutefois, le talent de Frigerio est trop anarchique et sa langue trop guindée pour avoir la concision et l'âpreté nécessaires. Quoique justes et bien frappés, ses exercices descriptifs ont plutôt tendance à ralentir la lecture et à faire décrocher le lecteur. Surtout qu'il ne nous convainc pas toujours de maîtriser sa matière. En page 111, Gaspard est payé en billets de 500 dollars — le hic, c'est que le Canada n'a pas émis de billets de 500 dollars depuis 1935 et qu'ils ne circulent plus (s'ils ont jamais circulé, la Banque du Canada indiquant qu'ils étaient destinés à des mouvements de devises administratifs et internes). En page 252, le narrateur donne une date erronée (1914) pour l'explosion de Halifax en décembre 1917 : pourtant, le texte souligne justement qu'il s'agit d'une date que tous les habitants de Halifax retiennent dès l'enfance. De telles erreurs pourraient passer pour des signes supplémentaires de l'étrange rapport à la réalité de Gaspard, mais elles signalent surtout l'impossibilité de faire cohabiter dans la même narration des observations insupportablement précises et des délires infiniment vaporeux.

Si j'avais retrouvé la Toronto que je connais dans le roman précédent de Frigerio, je reste dubitatif face à sa description de Halifax. On sent trop le point de vue de l'étranger qui débarque, qui n'arrive pas à se faire comprendre quand son accent se met en travers et qui considère tout ce qui l'entoure avec un regard purement anthropologique, sans arriver à entrer un tant soit peu dans la vie des gens. Certes, le décalage que je perçois est une fonction aussi de la personnalité composite et imaginaire que j'attribue à cette ville parce que je l'ai visitée il y a des années et parce que je connais un peu son histoire. Mais la sympathie, quel qu'en soit le moteur, est parfois le meilleur moyen de s'ouvrir à une ville et d'en faire sentir la réalité à d'autres...

Néanmoins, Frigerio ajoute une brique très travaillée à l'édifice des lettres d'expression française au Canada hors-Québec. On se prend à rêver au roman que ce sujet aurait pu donner dans les mains d'un autre écrivain, plus terre-à-terre mais plus sensible aussi au comique potentiel de la situation. Malheureusement, comme Gaspard s'avère un bien piètre enquêteur, incapable de suivre les pistes qu'on lui fournit sur un plateau d'argent (il n'essaie pas de savoir qui a payé pour l'entreposage des meubles de son client disparu) ou de se rappeler ce qu'on lui dit (un personnage dénommé Tom a visité son client disparu, mais Gaspard n'y pense pas quand il croise un certain Tom quelques pages plus loin), ses aventures potentiellement don-quichottesques restent plus anecdotiques que prenantes. Frigerio a choisi de faire de Gaspard un personnage plutôt brouillon, voire un simple Gribouille (et c'est ce que cet architecte semble faire le mieux). C'est son droit, mais j'ai vraiment l'impression qu'il y a comme une occasion ratée dans tout ça...

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