2009-11-10

 

La tolérance de la mort

Est-ce un mal de ne plus tolérer la mort? Dans une tribune signée pour le Citizen d'Ottawa, Andrew Cohen croit pouvoir diagnostiquer une plus grande propension autrefois à sacrifier sa vie pour une cause digne de ce nom que ce qui est toléré désormais. Il se base sur les grandes guerres du vingtième siècle et les hécatombes qu'elles ont entraîné. Il lance :

« War meant slaughter, and who really cared? In the First World War, more than a million died in the Battle of the Somme in France. They dropped by the thousands. Undaunted, the generals kept ordering them into battle. »

Il commet de si nombreuses erreurs historiques dans ce passage que je n'ai pas le temps de toutes les analyser ici. Il convient néanmoins de noter, d'abord, que tout le monde s'entend pour dire que personne, au début de la Grande Guerre, ne s'attendait à l'échelle des massacres à venir. Par conséquent, les mobilisations générales et les départs au front se sont déroulés dans la perspective d'une guerre courte, peut-être meurtrière, mais sans excès et décisive à coup sûr. On ne peut confondre ces départs en masse avec des marches conscientes à l'abattoir. Plus tard, une fois l'impasse militaire constatée, il a fallu recourir à des mesures extraordinaires pour (i) continuer le recrutement (dont la conscription de force), (ii) retenir les conscrits au front (voir Un long dimanche de fiançailles pour se faire rappeler les tentatives de désertion, ou Paths of Glory (Les Sentiers de la gloire) par Kubrick pour les mutineries de soldats français, encore que de telles mutineries eurent lieu sur d'autres fronts, entraînant même la chute de la Russie tsariste), et (iii) motiver tant les soldats que les civils au moyen d'une propagande outrée invoquant les prétextes les plus grandioses (la civilisation contre la barbarie). Dans une certaine mesure, sur les champs de bataille, ce serait même l'horreur de la mort qui alimenta la mort : si les généraux consentirent à sacrifier autant d'hommes, c'était d'abord dans l'espoir d'obtenir la victoire qui mettrait fin à la guerre et au massacre.(Propagande italienne illustrant la « paix teutonique » en cas de victoire allemande...)

















Et si, après la guerre, les monuments aux morts sont apparus dans les villes et villages de la plupart des pays qui avaient participé à la guerre, si la politique a été influencée pendant vingt ans par les conséquences de la Grande Guerre (revanchisme allemand, pacifisme britannique, construction de la Ligne Maginot par la France, etc.), c'est bien parce que la mort des victimes de la Grande Guerre n'était pas comptée pour rien. Contrairement à ce que dit Cohen, il est faux de croire que « [t]wo generations ago, life was much, much cheaper. »

Si les Nord-Américains d'aujourd'hui peuvent le croire, c'est bien parce que leurs pertes pendant la Grande Guerre furent infiniment moins lourdes que celles des pays en première ligne. En utilisant les chiffres disponibles sur Wikipedia, on peut illustrer ainsi le classement des pertes selon la part de la population de chaque pays touché...On voit clairement que le Canada est loin d'avoir payé le prix fort. Et pourtant, les pertes encourues ont suffi à déchirer le pays comme il ne l'avait pas été depuis trente ans. L'indépendantisme québécois est né en partie de la crise de la conscription précipitée par les pertes de l'armée canadienne.

Chaque exemple cité par Cohen souffre des mêmes tares. Tandis qu'il se laisse hypnotiser par les chiffres, il oublie de tenir compte des conséquences. Plus les pertes étaient lourdes, plus il a fallu payer le prix après. Et parfois très longtemps... Les pertes humaines de la Guerre de Sécession étaient encore visibles il y a un an, sur la carte électorale des États-Unis le soir de l'élection d'Obama. Si la mort était si facile et si bien tolérée, les défunts auraient été oubliés et le passé aussi. C'est en raison même de l'importance de ces morts, hier comme aujourd'hui, que la politique est à la merci de la réalité militaire. Quand le chiffre des pertes est léger, un pays peut se permettre de participer à une opération de guerre sans que cela devienne un enjeu. Quand il est plus lourd, cela n'est plus possible.

Avant la Première Guerre mondiale aussi, il y a eu des soi-disant patriotes qui encensaient le courage des soldats prêts à mourir (Dulce et decorum est pro patria mori). Ces chantres d'une gloriole militaire éphémère ont été écoutés tant que la grande majorité de leurs concitoyens n'avait pas eu l'occasion de goûter eux-mêmes la « douceur » de la mort patriotique d'un proche. Il est quelque peu inquiétant qu'à la veille du 11 novembre, alors que le Canada est engagé dans une guerre impériale qui rappelle sa participation à la guerre des Boers, il s'en trouve encore pour déplorer qu'on accorde trop de prix à la vie humaine...

Libellés :


Comments: Publier un commentaire

<< Home

This page is powered by Blogger. Isn't yours?