2009-08-23

 

Les pierres de la mémoire

Le lac Supérieur est une mer intérieure, mais une mer d'eau douce. En superficie, c'est le plus grand lac du monde (en volume, le lac Baïkal l'emporterait) : ses 82 413 km carrés représentent un sixième environ de la France. Ses tempêtes sont terribles : en 1975, le SS Edmund Fitzgerald, un cargo mesurant plus de 220 mètres de la poupe à la proue, a coulé en moins de dix minutes avec tout son équipage de 29 personnes. Avant la création de la Transcanadienne, de véritables paquebots sillonnaient les Grands Lacs, offrant une solution de rechange à ceux qui préféraient ne pas prendre le train. Le Noronic, dont j'ai déjà parlé, avait été emprunté par mes grands-parents pour leur voyage de noces au début des années 1920...

Bref, le lac Supérieur porte bien son nom, qui n'est peut-être qu'une traduction de son nom anishinaabé : le Grand Lac.

Sault Sainte-Marie est depuis longtemps la porte d'entrée du lac Supérieur. Pour les Voyageurs qui arrivaient de Montréal, c'était un portage de plus. Mais sa position stratégique en a fait le site d'établissements en pleine expansion dès le début du XIXe siècle. On peut visiter encore aujourd'hui la maison Ermatinger, construite en 1814 par un négociant d'ascendance suisse. La plus ancienne maison en pierres au nord-ouest de Toronto, érigée sur un terrain qui, en définitive, n'appartenait même pas au constructeur...Bref, au début du XIXe s., c'était la dernière maison en pierre sur le chemin de l'ouest. (Une désignation qui rappelle un peu certains équivalents dans Tolkien...) Dans la photo ci-dessus, la façade de la maison restaurée apparaît telle qu'on aurait pu la voir en montant depuis la berge de la rivière Sainte-Marie. Dans la photo ci-dessous, c'est l'arrière de la maison, avec sa cuisine d'été où on se réfugiait durant les grosses chaleurs pour faire la cuisine sans suffoquer.Au nord de Sault Sainte-Marie, on découvre de la route l'immensité du lac et un paysage de baies majestueusement découpées dans un écrin de collines boisées, face aux flots semés de quelques îles. Il m'est déjà arrivé de comparer ces panoramas aux plus beaux paysages du monde, même s'ils ont en fait leur beauté propre, qui combine des flots luisants semblables à un pan métallique incisé par la lumière du soleil déclinant vers l'ouest, des roches usées et érodées par les glaciers et leur fonte, des épinettes et sapins qui s'accrochent tenacement au dos de ces îles arrondies, du vent qui souffle avec une âpreté aussi pure que rafraîchissante... Le granit est souvent teinté de rose, le feldspath et le hornblende contribuant des couleurs plus franches. La route s'approche du littoral et s'en éloigne, offrant quelques belvédères et vues d'ensemble, mais d'autres haltes s'offrent aux voyageurs à l'intérieur des terres. Le petit parc des chutes Chippewa (photo ci-contre) commémore l'achèvement du dernier tronçon de la TransCanadienne qui longe le lac Supérieur. Leur nom confirme qu'on pénètre pour de bon en territoire anishinaabé en abordant ainsi la rive nord du lac Supérieur. Comme ailleurs, à Bruges, Nice ou au bord du Pacifique, j'en ai profité pour prendre en photo ce sac bleu qui m'accompagne depuis vingt ans dans de nombreux déplacements.Le parc provincial du Lac Supérieur protège une partie de ce paysage magnifique, qui avait inspiré (encore une fois) le Groupe des Sept en son temps. Avec ses 1556 km carrés, il correspond à un vingtième de la Belgique; il est nettement plus petit que le parc Algonquin, mais il abrite un site majeur, la falaise des pictogrammes d'Agawa, non loin de la baie qu'on aperçoit ci-dessous. Le sentier qui descend au pied de la falaise est relativement escarpé, mais point trop périlleux, même s'il offre au passage des aperçus sur de spectaculaires formations rocheuses, comme cette étroite gorge qui fend le granit. Débouchant en plein ciel, la gorge est à moitié inondée de lumière et à moitié plongée dans le noir. Au fond, une roche descellée s'appuie sur la paroi opposée et menace de tomber à tout moment...Au bord de l'eau, la falaise dresse des parois lisses qui ont dû attirer l'attention des voyageurs anishinaabé qui passaient par là. Quand donc un chaman ou sorcier a-t-il décidé pour la première fois de se servir de ces surfaces propices? Je trouve révélateur que le premier pictogramme à l'extrémité nord de la falaise corresponde à un épisode historique, du moins selon l'informateur du chroniqueur Henry Schoolcraft vers 1851, le chef anishinaabé Zhingwaak ou Zhingwaakoons (Petit Pin blanc). Les canots dessinés sur la roche, associés à des symboles claniques (un héron étêté tout en haut, puis l'aigle/oiseau-tonnerre, puis un castor ou une tortue en bas, presque effacée) rappelleraient la traversée du lac Supérieur par une flottille menée par le chef et sorcier Mayiingan (Loup) pour venir en aide aux Anishinaabeg d'Agawa (et à leurs alliés) dans une grande bataille des tribus algonquines contre les Iroquois. Mayiingan aurait illustré ces canots promis à la victoire après la bataille. Selon une source postérieure, Zhingwauk lui-même aurait dessiné le cheval utilisé comme monture par Mayiingan à cette occasion. Comme la bataille daterait de 1662 et aurait repoussé les Iroquois, il est tentant de penser que tous les pictogrammes à droite du premier sont postérieurs, comme le confirmerait l'emplacement à droite du cheval dessiné par Zhingwaak...Un autre canot apparaît à droite de la flottille initiale. S'il m'a été possible de faire ressortir informatiquement les contours des premiers pictogrammes, la tâche s'est avérée nettement plus difficile ensuite. Dans la photo ci-dessous, on distingue à peine le tracé d'un canot et de deux (?) pagayeurs...C'est ensuite qu'on découvre Mishipeshu (ou Mishibizhiw), le Grand Lynx du fond des eaux, qu'il fallait remercier pour avoir permis la traversée sans encombre (et sans tempête) du lac Supérieur. La tête ornée de cornes, le dos hérissé d'écailles ou de saillants destinés à souligner son échine à l'instar de la fourrure du félin, Mishibizhiw représentait l'esprit de l'eau qui décidait de la condition des flots. S'il était bien disposé, le lac était calme, mais s'il ne l'était pas, il pouvait déchaîner les vagues en brassant l'eau de sa queue. Si les premiers pictogrammes datent de la fin du XVIIe siècle, le dessin d'un cavalier et de quatre sphères contenues par un arc double (ce qui pourrait représenter quatre parcours du Soleil dans le ciel et donc quatre journées, soit la durée de la traversée du lac soit celle de la bataille avec les Iroquois) daterait du vivant de Zhingwaak et d'avant 1851.Par conséquent, il serait tentant de conclure que les pictogrammes encore plus à droite, encore plus au sud, seraient encore plus récents, témoignant de l'activité des détenteurs d'un savoir sacré jusqu'à la fin du XIXe siècle, qui sait... De fait, le dessin ci-dessous d'un pagayeur solitaire sur la piste d'un caribou est particulièrement net.Il est des lieux où souffle l'esprit. Selon les sources locales, c'est ce qui expliquerait le choix de certaines roches et certaines falaises comme supports de pictogrammes, tandis que d'autres surfaces rocheuses au bord du lac Supérieur sont restées parfaitement vierges. La falaise d'Agawa n'est pas facile d'accès. Au pied de l'&agrave-pic, la surface de la roche est en pente et il suffit qu'il vente pour que des vagues assaillent le rebord rocheux. Au point où on se demande si les peintres ont attendu l'hiver pour exécuter ces fresques ocrées, afin d'avoir pied sur la glace... si glace il y a au bord du lac Supérieur, l'hiver!Plus tard, en ces lieux où souffle l'esprit, les peintres du Groupe des Sept sont venus entamer un autre genre de dialogue entre les lieux et les humains. Au lieu de prier et supplier les esprits chez eux, en leurs demeures sauvages, ils sont revenus de leurs explorations du nord de l'Ontario et du lac Supérieur avec des croquis et des toiles pour que les esprits des lieux parlent à tous les humains...

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