2008-07-29

 

Obole uchronique

La suite de Farthing de Jo Walton s'intitule Ha'Penny. (Autrement dit, on passe de la pite à l'obole en bon français médiéval...) L'action du roman se déroule quelques semaines après celle de Farthing, ce qui n'est pas établi assez tôt pour les lecteurs du premier livre qui n'en auront pas gardé un souvenir suffisamment précis. Mais l'inspecteur Carmichael de Scotland Yard est le seul personnage principal qui est de retour, chargé d'enquêter sur l'explosion d'une bombe dans la maison d'une actrice vieillissante. De fil en aiguille, ceci le mettra sur la piste d'un complot pour faire sauter Hitler et le nouveau premier ministre anglais, de plus en plus ouvertement fasciste, dans un monde où le Royaume-Uni a conclu une paix séparée avec l'Allemagne nazie qui poursuit la guerre contre l'Union soviétique.

Viola Lark, alias Larkin, fait partie d'une famille de sœurs élevées sans grand discernement par un père tyrannique sur le modèle des sœurs Mitford, ce qui pourrait expliquer leur fascination par des hommes dominateurs et sûrs d'eux, y compris Hitler. Viola, qui a quitté les cercles de l'aristocratie pour devenir une actrice, ne fait pas exception : dès qu'un terroriste irlandais et incontestablement mâle se pointe, elle subit son attraction physique... Il le faut pour expliquer pourquoi elle ne tente pas de se soustraire à une conspiration qui lui semble vaine et futile. Plus tard, on lui prouve que la cause est juste et elle y adhère de tout cœur, mais si le personnage est bien campé, il n'est pas entièrement convaincant dans son rôle de terroriste.

Les critiques de Ha'Penny semblent bonnes, que l'on y voie une attaque en règle de la Grande-Bretagne de Blair ou de l'Amérique de Bush. J'ai moi-même lu le livre d'une traite, tout en protestant intérieurement que Jo ne pouvait pas assassiner Hitler au moyen d'une bombe puisque je l'avais déjà fait dans ma nouvelle « Les outils de l'ombre » (dans Solaris 154 en 2005)... Le roman souffre du défaut propre aux uchronies et aux thrillers historiques axés sur les tentatives d'assassinat de personnes célèbres : il n'y a que deux fins possibles. L'une est espérée et l'une est sans surprise. Si on a la surprise, on a rarement la fin voulue. Si on a la fin voulue, on n'a pas nécessairement la surprise. Walton n'arrive pas vraiment à se sortir de ce dilemme, car elle n'introduit pas vraiment de rebondissement supplémentaire après l'explosion de la bombe qui ne tue pas Hitler.

Eh oui, je révèle la fin pour en parler, car à force de chercher à ménager une surprise, Walton signe une fin globalement improbable. D'abord, même s'il ne faut pas confondre l'histoire réelle et l'uchronie, disons que, du point de vue du multivers, c'est au moins la troisième fois qu'Hitler échappe miraculeusement à un attentat à la bombe. Ça commence à faire beaucoup : le miracle ne saurait être une habitude... Dans ce cas-ci, Walton abuse des coïncidences. Carmichael est mis sur la piste par une conversation de dernière minute, mais le terroriste irlandais aurait pu faire sauter la bombe dès le début de la pièce à laquelle assiste Hitler et le premier ministre. Il est loin d'être clair pourquoi il ne l'a pas fait. De même, Carmichael, pressuré par ses supérieurs et pressenti par eux comme chef d'une Gestapo britannique à son corps défendant, va sauver Hitler sans se rendre compte de ce qu'il fait. C'est un peu faible.

Et le raisonnement de Carmichael en fin de compte, s'il n'est pas une justification a posteriori, reflète un point de vue politique parfois exprimé dans les cercles d'une certaine gauche aussi idéaliste qu'attentiste. On aura souvent entendu durant les prémisses de l'invasion de l'Irak qu'il est inutile d'abattre les dictateurs par la force tant que la population n'est pas prête à adhérer aux valeurs démocratiques. De même, tant Viola que Carmichael raisonnent qu'il est futile d'assassiner un dictateur, car il sera aussitôt remplacé, et par pire encore, qui sait... En fait, comme presque aucun grand dictateur n'a été assassiné, on ne peut pas l'affirmer avec certitude. En revanche, la mort naturelle d'un Staline ou d'un Mao a bel et bien changé les choses en Union soviétique ou en Chine, car les successeurs des pires tyrans sont toujours des héritiers, dans une certaine mesure, ce qui modifie forcément leur rapport à l'exercice du pouvoir

Et comme dans le roman précédent, Walton prend le parti d'une certaine gauche alarmiste pour qui l'introduction de cartes d'identité est nécessairement le premier pas sur la pente glissante qui conduit au totalitarisme. Ce n'est pas toujours le cas, quand même... Je reste aussi un peu sceptique face à l'utilisation d'une menace communiste pour mobiliser les peurs populaires à l'appui de la démarche fascisante du nouveau gouvernement britannique. L'élection d'un gouvernement travailliste en Grande-Bretagne en 1945 dans notre version de l'histoire était-elle entièrement une fonction des quatre dernières années de guerre et de la victoire soviétique sur les Nazis? Ou était-elle au moins en partie l'aboutissement d'une tendance de fond qui remontait aux années noires de la crise économique avant 1939? N'est-ce pas anachronique de poser, pour l'ensemble de la Grande-Bretagne, une plus grande hostilité au communisme et aux Juifs qu'au nazisme, qui a, même dans cette version de l'histoire, infligé de lourdes pertes britanniques durant la campagne de France et le Blitz? On comprend que le communisme effraie les cercles aristocratiques et aisés au cœur de ces deux romans, mais la majorité de la population aussi? Enfin, je ne doute pas que Jo Walton connaisse mieux que moi l'histoire britannique de cette période.

Le lecteur francophone notera au passage que le roman écrit de travers le mot français « alouette », en principe parce que Viola Lark le prononce à l'anglaise en disant « alouetta ». (C'est du moins ce que voulait l'autrice, et ce que semble confirmer une déformation parallèle d'un mot allemand à la page suivante.) Mais comme il s'agit du nom même de Viola et qu'elle baigne dans les milieux culturels de Londres depuis des années, on peut se dire qu'au moins un francophone aurait corrigé sa prononciation depuis le temps.

Malgré ces réserves, j'ai hâte de lire le troisième volume, Half a Crown, car Jo Walton n'ennuie jamais ses lecteurs.

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