2008-02-25

 

Un Jacques Cartier errant

(Jacques Cartier sur le Mont Royal — Peinture de Lawrence Robb Batchelor (1887-1961) vers 1933 — Bibliothèque et Archives Canada, No. d'access. 1983-45-6)

Retour sur le fantastique d'hier et d'ailleurs...

Grégoire Chabot. "Un Jacques Cartier errant", dans Un Jacques Cartier
errant / Jacques Cartier Discovers America
. Orono: The University of
Maine Press / Le Centre Franco-Américain, 1996, pp. 1-57.

Dans l'introduction que donne Chabot à ce recueil de trois de ses pièces, il débute en disant:

La certitude croissante que la Franco-Américanie ne pouvait m'offrir absolument rien dans la vie atteignit son apogée en 1955, quand j'avais dix ans. C'était, si je ne me trompe, au beau milieu du programme 'Disneyland' que je regardais à la télé.

Werner von Braun, savant allemand qui avait préféré l'argent américain à la dictature du prolétariat de l'U.R.S.S. après la Deuxième Guerre mondiale, était en train de m'expliquer, avec l'aide de tableaux, schémas, et dessins animés, comment les Etats-Unis anglophones allaient conquérir l'espace. Et avec les dessins et les tableaux, c'était un avenir plein d'espoir, d'aventure, de succès, et d'optimisme qui se déroulait devant moi. Selon von Braun et plusieurs autres comme lui qui habitaient la télé dans le salon de notre appartement à Waterville, Maine à l'époque, tout était possible à un certain groupe d'élus — les gens qui vivaient aux Etats et qui parlaient anglais. Fiers, pleins de confiance, les yeux fixés sur une étoile lointaine, les membres de ce groupe contemplaient un avenir sans limites.

Quel contraste, pensais-je, aux Francos qui rejetaient tout ce qui était moderne, avaient peur du nouveau, et évitaient, à tout prix, les changements. Pessimistes, résignés à leur sort de colonisés, refusant (ou étant terrifiés) de lever les yeux même pour jeter un petit coup d'oeil à l'horizon, ils s'efforçaient de perpétuer un passé qui leur était confortable et qui leur assurait le salut. À dix ans, en regardant Werner von Braun et ses fusées, je me rendis compte que c'était l'avenir et l'aventure plutôt que le passé et le salut, qui m'intéressaient. Selon tout ce que j'avais vu et entendu pendant mes dix courtes années de vie, l'avenir se faisait en anglais exclusivement.

Je vous raconte tout ceci parce que ça aide à répondre à la grande question qu'on me pose quand on apprend que j'écris en français au sein du plus grand pays anglophone du monde, i.e., 'Pourquoi?'
Si la réponse ne vous semble pas évidente, c'est sans doute que vous n'avez jamais eu à vous poser la question. Et pourtant, ce que Chabot dit de la minorité francophone installée aux États-Unis peut faire penser à des attitudes présentes chez d'autres collectivités francophones, qui font qu'encore aujourd'hui, l'intégration de la science-fiction à la culture littéraire ou générale se passe mal.

Pour choisir de parler français dans un contexte où il ne véhicule aucun avantage présent, il faut croire au futur. On peut commencer par croire que le futur ne se crée qu'en anglais, mais l'essentiel, c'est de croire que le futur se crée. Incapable de choisir entre une identité partielle (soit anglo soit franco) et une alternance continuelle, Chabot explique quelques pages plus loin qu'il a opté pour une troisième possibilité : la création d'une identité nouvelle, qui passe par la création : « Un avenir ne se 'maintient' pas. Il ne se 'conserve' pas. Il ne se 'protège' pas. Il se crée d'une façon active, et souvent imprévisible, chaque jour. Ce processus exige la libération de l'esprit créateur. »

Mais pour donner un avenir au français dans ce petit coin des États-Unis qu'est la Nouvelle-Angleterre, Chabot ne choisit pas de recourir à la science-fiction. Il écrit plutôt une pièce fantastique, « Un Jacques Cartier errant », présentée pour la première fois en juin 1976. (Quand je vous dis que le fantastique est parfaitement intégré à la tradition littéraire en Amérique du Nord francophone...) (Jacques Cartier à Fontainebleau — Peinture de Frank Craig (1874-1918) vers 1910 — Bibliothèque et Archives Canada, No. d'access. 1996-23-1)

Pièce en un acte, « Un Jacques Cartier errant » emploie le fantastique pour faciliter la construction d'un argument. Inutile donc de chercher ici un nouveau motif littéraire ou une variation novatrice dans le genre du fantastique. Jacques Cartier, ressuscité des morts, descend du paradis pour visiter un bar franco-américain en Nouvelle-Angleterre. On peut songer à ce vénérable classique de la science-fiction canadienne-française, « La tête de Saint-Jean-Baptiste », de Wenceslas-Eugène Dick en 1880, où saint Jean-Baptiste retourne sur Terre, mais dans un contexte beaucoup plus futuriste. Plus près de notre époque, le décor rappelle à la rigueur L'auberge des morts subites de Félix Leclerc, voire Le Trou dans le mur de Michel Tremblay.

On est d'autant plus loin de la science-fiction que Chabot ne s'est clairement pas donné la peine de créer un personnage fidèle à son contexte historique d'origine. Jacques Cartier n'est pas vraiment un voyageur temporel. Quand il s'exprime, il incarne plutôt le discours d'un certain nationalisme catholique et canadien-français associé au Québec du début du siècle dernier, au temps de Lionel Groulx. Dans certains cas, c'est nettement anachronique relativement au personnage du navigateur malouin (qui vivait par exemple à l'époque d'une relative détente entre l'Angleterre et la France). C'est le porte-parole d'une tradition simplificatrice, voire réductrice, qui se fait dire ses quatre vérités par des gens du peuple qui connaissent la réalité franco-américaine au ras des pâquerettes. Ceux-ci critiquent le fantasme de la préservation d'une culture francophone figée (symbolisée dans le contexte de la pièce par les soirées d'une association locale qui écoute des enregistrements de Maurice Chevalier pour se convaincre de participer à la culture franco) et les gesticulations sans effet des réunions de notables. L'espoir esquissé par la pièce, c'est celui de la création d'une culture propre. (Jacques Cartier à Hochelaga — Peinture de Lawrence Robb Batchelor (1887-1961) vers 1933 — Bibliothèque et Archives Canada, No. d'access. 1983-45-7)

Chabot fait écho à la dramaturgie québécoise de la même époque, mais aussi aux débats qui animaient d'autres francophones vivant à l'extérieur du Québec et qui cherchaient à se construire une identité propre tandis que les Québécois adhéraient à un nouveau rêve nationaliste les excluant. Il adopte donc le français populaire de sa région, mais il est nettement plus inquiet que d'autres auteurs francophones hors Québec. La dualité des Franco-Américains lui semble sans avenir, sinon sans espoir.

Une autre pièce fantastique par un Franco-Américain apparaît dans le recueil À tour de rôle (Bedford, NH: National Materials Development Center for French, 1980). La pièce « Les trois anges » de Paul Paré n'est pas datée, mais elle appartient clairement à la même époque. Pièce en un acte, plus courte encore, elle se passe quelque part au ciel, dans l'antichambre du paradis. Les trois personnages sont les anges gardiens des Franco-Américains: Académie, Anarchie et Assimilée. Le récit verse carrément dans l'allégorie. L'ange Académie incarne l'adhésion à la culture française classique. L'ange Assimilée défend l'assimilation et les valeurs d'une culture anglophone matérialiste. Et l'ange Anarchie, qui revient d'un séjour en Chine populaire, vante les préceptes de Mao ainsi que les méthodes communistes pour faire bouger les choses en Franco-Américanie... Mais le cas des Franco-Américains leur semblant sans espoir, ils réclament de Dieu une autre affectation.

Le Bon Dieu, qui parle un joual sans concessions, n'est pas chaud : il reste si peu d'anges gardiens... Et le trio, à l'idée de se faire envoyer au Liban, en Rhodésie ou en Irlande du Nord, découvre soudain des vertus aux Franco-Américains si dédaignés. Toutefois, Dieu se ravise : les Franco-Américains sont tellement fatigués, ils méritent de nouveaux anges gardiens qui ne les harcèleront pas...

Bref, dans ces deux pièces, les auteurs diagnostiquaient une situation désespérée tout en exigeant un changement de la garde. Mais le recours au fantastique, teinté de culture catholique, était en soi une admission que les gens qu'ils cherchaient à rejoindre ne seraient pas sensibles à des approches plus radicales. Le combat était sans doute perdu d'avance, même s'il se poursuit ailleurs.

Il reste donc une dramaturgie francophone fantastique que l'on pourra ajouter à terme au corpus des littératures de l'imaginaire francophones. Le recueil À tour de rôle compte aussi une adaptation moderne d'un conte d'Honoré Beaugrand (lui aussi Franco-Américain, en un sens), sous la forme d'une pièce en un acte et deux scènes de Renaud S. Albert, « Le revenant » (sans date). Et la courte pièce « Le matin dans un miroir » de Normand C. Dubé (également sans date) pourrait relever d'un certain fantastique moderne, plus allusif qu'explicite, jouant volontiers sur la mise en abyme.(Jacques Cartier en terre canadienne — Estampe d'Édouard-Léon-Louis Edy Legrand (1892-1970) — Bibliothèque et Archives Canada, No. d'access. 1939-400-1)

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