2007-09-23

 

Croisière en eaux saumâtres

Le retour à la terre ferme dura longtemps. La marée montante bataillait ferme contre le vent et toute la force du Saint-Laurent. Des vagues se creusaient sous la proue du bateau et des filets d'or se glissaient dans les rides des remous, emplissant les balafres du fleuve torturé, dessinant des failles contournées semblables aux sinuosités d'une empreinte digitale. Sauf que le feu liquide coulant dans le labyrinthe de rigoles rappelait plutôt l'ardeur de la lave qui charrie une croûte noire et craquelée, roche en fusion qui brille dans l'entrebâillement de ces blessures mouvantes. Les reflets du soleil illuminaient les vagues les plus proches, puis s'enfuyaient jusqu'à l'horizon en traçant un sentier pointilliste et hachuré. Le gonflement des vagues, dont les plus grosses moutonnaient brièvement avant de s'aplatir sous la coque impitoyable du bateau, hypnotisait. Accroché des deux mains au bastingage, je suivais le mouvement des yeux, avalant le vent debout comme si je pouvais loger son immensité dans mes poumons et je pouvais, au ras de l'eau, imaginer que la ville de Québec était un port lointain et les îles en plein fleuve des littoraux inaccessibles. Les vagues hérissaient la surface de l'eau sur des kilomètres, inlassables, dures et violentes. Quand le bateau retombait, l'eau rejaillissait parfois sur le côté et un arc-en-ciel fugace traversait la brume. Puis, le bateau vira pour regagner Berthier-sur-Mer et son étrave coupa les lames de travers. Cette fois, les paquets d'eau retombèrent sur les passagers debout à l'avant du pont (nostalgiques de Leonardo di Caprio incarnant la figure de proue du Titanic?) et ce fut vite la débandade. J'avais tenu une première fois, sentant mes pieds décoller quand le bateau avait piqué du nez plus raidement que les autres fois, puis j'avais esquivé une rafale écumeuse qui s'abattit sur la verrière du bar derrière nous comme pour la laver. La ruade suivante ne se fit pas attendre et je regardai en observateur détaché mes semelles déraper sur le métal ruisselant du pont. Mes voisins avaient déjà battu en retraite. Quand la crête amputée d'une nouvelle vague rejaillit, je fis le gros dos tandis que l'eau s'affalait sur mon crâne, mes épaules, mon corps tout entier. L'imper collé au corps, les lunettes ruisselantes, j'émergeais d'un bain... Repli. Deux marches plus bas, la rambarde fixée à la paroi de l'habitacle offrait un moyen de rejoindre la porte donnant sur l'intérieur du navire, mais j'étais le dernier à quitter et d'autres se cramponnaient déjà à la main courante, mitraillés par de nouvelles giclées d'eau du fleuve, y compris une toute petite fille aux cheveux fins plaqués sur son crâne et qui se plaignait en souriant désespérément : « J'ai de l'eau dans mes chaussures ! » Le moyen de ne pas en avoir quand un pouce d'eau s'écoulait en retrouvant le chemin du fleuve! Précédée par sa mère, suivie par moi, la petite regagna l'entrée de la cabine bien close et bien sèche, et je fis de même, en m'installant au bar pour m'inquiéter de mes livres et de mes appareils photo... J'ai constaté avec soulagement que les fermetures-éclair sont étonnamment étanches si elles sont bien fermées. Mais si la journée n'aurait pas été complète sans le plaisir de se faire doucher par le fleuve et le vent, elle aurait été plus pauvre sans la visite de Grosse-Île, notre Ellis Island à nous. Et aussi le Fort Detrick du Canada, voire la version locale de l'île Gruinard — encore que les laboratoires de Grosse-Île se contentèrent de produire (difficilement) les stocks de bacille du charbon qui auraient été utilisés lors des tests en pleine nature à Suffield, en Alberta. Entre 1832 et 1937, Grosse-Île servit de poste d'inspection des navires arrivant au Canada, les installations de l'île permettant de soigner les malades, de garder les autres en quarantaine et de nettoyer ou désinfecter. Plus tard, de 1937 à 1957, l'île fut militarisée pour servir à des expériences relevant de la guerre bactériologique : développement d'un vaccin contre la peste bovine, tentatives de produire une souche virulente du charbon pour dévaster les troupeaux allemands durant la Seconde Guerre mondiale... Étable qui abritait le bétail destiné à servir de cobayes pour des expériences biologiques
En plein milieu du Saint-Laurent, l'île n'accueille plus que les touristes venus voir la station autrefois chargée de filtrer les arrivées au Canada, imposant une quarantaine de quatorze jours ou une désinfection complète en cas de maladie. Mais c'est aussi le lieu d'une grande catastrophe humaine : l'hécatombe des immigrants arrivés durant l'été fatal de 1847. Près de cent mille nouveaux arrivants, dont 76 000 Irlandais, la plupart fuyant la famine en Irlande, et près de cinq mille morts succombant sur Grosse-Île aux rigueurs du voyage ou aux maladies contagieuses comme le typhus ou le choléra. (Sans parler des milliers de victimes en route, tout bonnement inhumés en mer.) Portion restaurée du principal cimetière dévolu aux victimes de 1847

Et pourtant, si le sort tragique de ces milliers d'hommes, de femmes et d'enfants émeut, on retient aussi que le Canada de 1847 allait recevoir des dizaines de milliers de réfugiés alors que le Canada de 2007 trouverait insupportable d'en accueillir le tiers. Après avoir accepté plus de quarante mille demandes d'asile avant 2004, le gouvernement canadien tente de ramener les demandes d'asile aux alentours de la vingtaine de milliers par an, tout en prévoyant admettre une quarantaine de milliers de réfugiés en 2006.

La rapidité de la réaction canadienne en 1847 est également impressionnante. Alors que les immigrants malades ou en quarantaine sont logés sous des tentes au début de l'été, ils pourront emménager dans une douzaine de bâtiments en bois à la fin de l'été, construits par des charpentiers de Québec au nom de la solidarité entre catholiques. Quand on pense à la lenteur des réactions dans des circonstances plus récentes (après l'ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans), avec des moyens démultipliés depuis le XIXe s., la performance canadienne de l'époque apparaît d'autant plus méritoire. Dernier hôpital préfabriqué à Québec en 1847 et reconstruit sur l'île avant la fin de l'été

Après la révolution microbiologique, la désinfection prend des dimensions plus scientifiques, et plus industrielles, à Grosse-Île. Le contenu des malles est transvasé dans des coffres faits d'une résille d'acier qui passent à l'étuve tandis que les passagers découvrent le Canada en passant par les douches pour lesquelles ils doivent se déshabiller entièrement. Édifice consacré après 1892 à la désinfection des voyageurs débarqués (agrandi plusieurs fois)

En 1914, ce furent plus de deux cent mille immigrants qui passèrent par le Saint-Laurent en l'espace d'une année, soit presque autant qu'aujourd'hui, mais dans un pays quatre fois moins peuplé (et c'est sans compter les immigrants arrivant dans les autres grands ports canadiens).

Pour visiter Grosse-Île, il faut passer par une compagnie de navigation sur le Saint-Laurent. Les Croisières Lachance sont opérées par une famille de la région — cinq des îles de l'archipel local appartiennent à des Lachance, mais l'île Madame toute proche de l'île d'Orléans est la propriété privée de Laurent Beaudoin. Le voyage est rapide et les deux moteurs de 500 chevaux du Vent des Îles permettent à ce bateau d'avancer malgré le vent. Grosse-Île chevauche l'ultime extrémité de l'océan (pour l'instant) et le vrai début du fleuve. Immédiatement en aval, l'eau du fleuve devient de plus en plus salée. Saumâtre, donc.

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