2007-08-23

 

La puissance de l'autorité

Sur son site, Mother Jones inclut un article sur une école du Massachusetts fondée par un ancien élève de B. F. Skinner. Le Judge Rotenberg Educational Center accueille les sujets difficiles, qui se classent dans deux catégories distinctes, les jeunes autistes et autres enfants souffrant de déficits aigus (sauf que je me demande si on classerait Amanda Baggs parmi eux...), et les enfants si agressifs et turbulents que leurs parents ont baissé les bras. Pour les contrôler et les rééduquer, les enfants qui ne marchent pas droit sont accoutrés d'électrodes (jusqu'à cinq) et soumis à des chocs électriques de deux secondes dès qu'ils protestent, profèrent des vulgarités ou refusent d'obéir.

On dira qu'il s'agit uniquement d'une forme de contrainte et de contention requise par la sévérité des troubles du comportement des jeunes internés... Pour la journaliste, la question, c'est de savoir si on doit traiter ainsi des enfants et des adolescents qui sont relativement compos mentis, contrairement aux autistes, et... si cela sert à autre chose que procurer un répit aux éducateurs, et aux parents qui se sont débarrassés de leurs enfants indisciplinés. La réponse semble évidente : aucune autre institution aux États-Unis, un pays de trois cents millions d'habitants, n'a adopté les appareils et les pratiques de ce centre.

Ce qui m'a frappé, ce sont les témoignages anonymes des anciens enseignants chargés de distribuer châtiments et chocs électriques sur l'ordre de la hiérarchie. Ils admettent l'avoir fait malgré leurs réserves, pressurés par l'autorité de l'institut et surveillés par des caméras omniprésentes. (Sur le site, un ancien enseignant intervient pour dire qu'il ne regrette rien et que c'était la meilleure manière de contrôler des comportements dangereux pour tout le monde.) L'article de Jennifer Gonnerman ne mentionne pas les célèbres expériences de Stanley Milgram, mais on pourrait croire à une reconstitution sans rien de factice. Les chocs électriques sont réels et un jeune délinquant qui est passé par le Centre a ensuite trouvé la prison nettement plus conviviale.

L'expérience de Milgram a été recréée pour l'émission Primetime d'ABC en 2006. Pour les hommes, les résultats ont été pratiquement identiques à ceux de Milgram : 65% des sujets allaient jusqu'au bout. (En revanche, les femmes d'aujourd'hui étaient plus nombreuses qu'autrefois à ne pas flancher : 73% allaient jusqu'au bout — mais l'échantillon était trop petit pour être vraiment significatif.) Au Judge Rotenberg Educational Center, les proportions étaient en quelque sorte inversées : les deux tiers des employés chargés d'administrer des chocs électriques ne restaient pas plus d'une année. Et, pourtant, ils n'étaient jamais obligés d'infliger des chocs électriques mortels.

C'est une observation capitale qui incite à corriger l'impression que peut laisser l'expérience de Milgram. Oui, il semble bien que les deux tiers des gens accepteront de torturer (il n'y a pas d'autre mot) un semblable jusqu'à la mort si on leur en donne l'ordre. Mais Milgram ne pouvait pas renouveler l'expérience avec les mêmes sujets puisqu'il révélait la supercherie après-coup. La leçon du Judge Rotenberg Educational Center est moins déprimante : quand des subordonnés ont eu le temps de réfléchir à ce qu'ils font, ils refuseront de continuer dans la plupart des cas. L'obéissance n'est donc que temporaire; l'autorité ne paralyse le jugement des individus que momentanément, si ceux-ci le veulent bien.

Reste-t-il alors un tiers d'exécutants dociles? La proportion est sans doute encore moins grande, puisqu'il doit exister un certain nombre de personnes qui ne cherchent même pas à se faire embaucher quand elles découvrent en quoi va consister leur travail. C'est (presque) réconfortant...

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