2007-08-05

 

Islandia

J'ai découvert l'Islandia dans la première édition du Dictionary of Imaginary Places d'Alberto Manguel et Gianni Guadalupi. Je connaissais, directement ou non, plusieurs des contrées imaginaires dans cette encyclopédie quelque peu borgésienne, mais j'avais été franchement étonné par le nombre de lieux qui ne m'étaient pas familiers. L'un d'eux était l'Islandia, un pays inventé par Austin Tappan Wright (1883-1931). Son emplacement à la pointe sud d'un continent austral, baptisé Karain, apparentait l'Islandia à l'Afrique du Sud. De plus, ses habitants sont des fermiers blancs établis dans cette région de longue date, ce qui favorise d'autant plus l'identification avec les Boers qui avaient joui d'une grande sympathie aux États-Unis (également perceptible dans la science-fiction de H. Beam Piper) durant la guerre qui les avaient opposés à la toute-puissance de l'Empire britannique. Les dates du récit, qui commence en septembre 1901 pour se terminer en 1910, correspondent, puisque la guerre des Boers a fait rage jusqu'en 1902.

Un personnage important s'appelle Dorn. Or, en 1896, un raid britannique lancé pour faire tomber une république boer avait tourné à la déconfiture près de Doornkop (la colline d'épines). Doorn est de fait un substantif relativement usité en Afrique du Sud et la simplification qui le transforme en Dorn n'a rien d'extravagant. (Et un raid également futile est une sorte de point tournant du roman.)

Toutefois, l'Islandia n'est pas décalquée de la réalité. Ses habitants sont descendus du nord du Karain des siècles avant l'arrivée des explorateurs européens. Ils ont formé une société agricole et ils tiennent à leur mode de vie pré-industriel, votant en 1908 pour couper les liens avec le reste du monde. À cet égard, l'Islandia fait penser au Japon et ses habitants témoignent d'un attachement au sol et d'une appréciation de ses beautés, même les plus humbles, qui rappellent certains traits de la culture nipponne traditionnelle. Mais la simplicité des rapports humains, la fraternité de toutes les classes sociales et l'exaltation de l'autarcie rurale reflètent l'idéalisation de la société agraire qui avait présidé à la fondation des États-Unis.

Mais si l'Islandia est un pays séduisant et une société attrayante, le roman Islandia (1942) n'appartient pas au genre de l'utopie. Pendant des années, Austin Tappan Wright avait accumulé les notes et les brouillons, un peu comme Tolkien. Après sa mort subite dans un accident de voiture, sa fille Sylvia avait collaboré avec Mark Saxton (1914-1988) de la maison d'édition Farrar & Rinehart pour tirer d'une narration de 600 000 mots un roman plus court d'un tiers, mais qui totalise quand même 944 pages dans l'édition de poche. (Austin Tappan Wright était décidément intarissable sur le sujet, car sa fille avait aussi retrouvé un compte rendu de 135 000 mots de la géographie, de l'histoire et des mœurs de l'Islandia, attribué au consul français en Islandia; ses cartes du pays et des lieux parsèment les pages du roman.) Plus tard, Saxton prendrait la plume à son tour pour signer trois suites du roman de Wright, parues en 1967, 1979 et 1982.

Bref, l'Islandia est un monde clos extrêmement détaillé. Contrairement à plusieurs pays imaginaires conçus à cette époque, comme le Gotal des sœurs Chouinard, l'Islandia n'est pas le lieu d'une épopée coloniale de substitution. Le pays n'a rien d'exotique. Il est dirigé par un conseil exécutif et une assemblée législative, presque tous les personnages islandiens sont des fermiers, et l'événement le plus marquant de la décennie est un raid avorté par des indigènes venus du nord du Karain et armés par des Allemands. Seuls les rapports sociaux et sexuels sortent de l'ordinaire.

Le personnage principal du roman est certes un citoyen des États-Unis, mais il ne va pas se distinguer par des exploits militaires, exception faite du rôle qu'il joue pour faire échouer le raid susmentionné. John Lang est un jeune homme qui est devenu l'ami à Harvard d'un membre d'une vieille famille terrienne de l'Islandia. Nommé consul des États-Unis en Islandia, il va découvrir le pays à dos de cheval et il constate très vite que c'est bien différent des voyages en train auxquels il est habitué :

« My sense of distance had gone awry. It was full morning now, between ten and eleven, and we had come eighteen miles. By train that was nothing — a pipe or two, a short story — but the eighteen miles we had just come was long, for every house, every tree, was exposed to a vision that could study and remember it as we wheeled slowly but steadily past. »
Lang succombe à l'attirance de la vie plus simple et plus tranquille des fermiers de l'Islandia. Il adhère même au parti conservateur en faveur de la fin des échanges commerciaux avec les pays occidentaux, malgré les pressions tacites des Grandes Puissances contemporaines — Grande-Bretagne, Allemagne, France, États-Unis et Italie.

Pourtant, il ne s'agit pas d'un roman de politique-fiction. Le désaccord des factions pour et contre l'ouverture est tranché par un débat assez tranquille et un vote du conseil exécutif. L'intérêt du livre est ailleurs. John Lang est un étranger en terre étrangère, lancé à la découverte d'un pays inconnu qui va faire son éducation sentimentale. Ses amours sont compliquées et il doit se départir d'une partie de ses préjugés pour voir clair dans la confusion des émotions qui résulte du choc de deux cultures.

Étonnamment, Islandia porte avant tout sur les aspirations, les espérances et les déceptions sentimentales de Lang, qui aime trois femmes différentes avant de fonder un foyer en Islandia. Deux d'entre elles sont d'Islandia, et l'une d'elle devient son amante, mais toutes les deux refusent finalement de l'épouser. Toutefois, elles l'auront initié aux conceptions de leur culture, qui emploie cinq mots pour désigner des sentiments distincts, allant des rapports d'amitié et d'affection (amia, linamia) à l'amour-passion plus charnel (apia) et aux formes les plus entières de l'amour (ania et alia). Le roman consacre aux nuances des amours de Lang de longues analyses, conversations et discussions, qui tournent généralement au désavantage de l'artificialité des conventions en vogue aux États-Unis de l'époque.

Le troisième amour de Lang est une jeune femme étatsunienne, qui accepte de le rejoindre en Islandia, mais qui trouvera difficile l'adaptation à la vie en Islandia. Malgré les écueils, leur mariage finit par les combler.

Éloge d'un amour libéré, Islandia rappelle, s'il en était besoin, que les hippies n'ont rien inventé. La révolution sexuelle a été un aboutissement : cela faisait près d'un siècle que la morale conventionnelle était discutée et critiquée dans certains pays occidentaux. Cela dit, la conception de l'émancipation féminine est encore timide : l'Islandia n'est pas une utopie féministe, mais il suffit de pas grand-chose pour être en avance sur les mœurs du temps. Au début, Gladys Hunter, l'épouse étatsunienne de John Lang, trouve scandaleux de montrer ses genoux à un autre homme que son mari...

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