2007-02-24

 

Paradigme terrestre

Le temps que je consacre à l'organisation des congrès Boréal m'empêche, ironiquement, de lire les ouvrages des auteurs que j'invite.

Ainsi, je viens à peine de terminer ma lecture du roman A Paradigm of Earth (Tor, 2001) de Candas Jane Dorsey. Je m'y suis lancé à l'aveuglette; je n'avais pas lu les recommandations en exergue ou le résumé qui, après-coup, frappe par sa banalité. Or, Candas a toujours eu le don d'éviter la banalité, le cliché, l'éculé. La science-fiction a de nombreux visages, mais quand elle s'offre comme littérature populaire, elle ne s'écarte jamais beaucoup des voies tracées par les grands pionniers du genre. Candas privilégie la mise en scène des personnages dont les points de vue sont exprimés avec une force et une originalité qui nous obligent à prendre parti. Et si nous adhérons, nous sommes désormais captivés au sens propre du mot.

Mais la place prise par un personnage rogne celle de l'histoire ou de la réflexion sur le monde. L'histoire est la structure du texte qui nous porte jusqu'à la fin parce que nous sommes curieux, parce que l'auteur a eu l'habileté de nous faire une promesse implicite dès les premières lignes (promesse d'une surprise, d'une révélation, etc.) ou parce que l'engrenage des événements est minuté de manière à ne pas nous perdre en cours de route. Et la science-fiction est une façon de remettre en jeu notre connaissance du monde. Ainsi, plus les personnages s'imposent, plus l'histoire pâtit et plus la science-fiction passe en second.

De fait, la science-fiction n'est pas ce qui retient l'attention dans ce roman, au contraire. Même si le récit est censé se dérouler vers 2010, ou un peu plus tard si je calcule bien, on a parfois l'impression de se retrouver en 1990. Le principal élément d'altérité est fourni par l'omniprésence de la surveillance vidéo, ainsi que par la manipulation et la création de vidéos. Il est brièvement question d'équiper une maison d'une installation domotique à jour, mais nous n'en voyons jamais le moindre signe. Les personnages utilisent-ils internet, le courriel, des cellulaires? Ce n'est pas toujours évident. Les habitants de cette maison pourraient tout aussi bien faire partie d'une co-op des années 70. Le personnage principal tient même un journal écrit à la main!

Quant aux émissaires humanoïdes d'une civilisation extraterrestre, apparus sur Terre dans des corps bleus avec des cerveaux réduits à l'état de tabula rasa, ils sont loin d'être post-humains. Au contraire, les pouvoirs que l'un d'eux affiche sont de ceux que la science-fiction emploie depuis un demi-siècle : télépathie, dons de guérison, force inexpliquée... La combinaison de la candeur et de forces cachées est propre à de nombreux personnages semblables. Sans remonter au Huron de Voltaire, on peut citer le Martien de Stranger in a Strange Land ou l'extraterrestre de Starman (1984).

Il y a certes un élément d'anticipation politique. Le premier ministre du Canada est une femme, mais elle fait partie d'une vague néo-conservatrice que les principaux protagonistes déplorent plus ou moins ouvertement. (Du coup, on se demande si les origines du roman pourraient s'enraciner dans la vague conservatrice des années 80, ce qui correspondrait au contexte paléo-technologique, de sorte que cette première ministre serait lointainement inspirée par Kim Campbell.) Il y a même un personnage antipathique qui se prénomme Rahim, comme Rahim Jaffer, membre albertain de l'ancien parti Réformiste et représentant d'Edmonton... (En revanche, un personnage éminemment sympathique s'appelle Delany, comme l'écrivain.)

Quant à l'histoire, elle tient visiblement du bricolage a posteriori. Trois morts mystérieuses ponctuent l'intrigue, et quelques péripéties supplémentaires. Mais l'intrigue policière est clairement plaquée sur le récit et le personnage le plus antipathique est en fin de compte le coupable.

Bref, le roman repose tout entier sur ses personnages. Tout commence, pour Constance Morgan, par une fin. L'un après l'autre, ses parents décèdent et la combinaison du chagrin et de la culpabilité, voire du ressentiment, la dévaste. Elle abandonne son travail auprès d'enfants défigurés dans un hôpital et elle emménage dans une maison qu'elle a héritée de ses parents.

Dorsey évoque avec une concision aussi cruelle qu'authentique les émotions du deuil, mais elle n'arrive pourtant pas à me convaincre de la transformation de Constance. Dans un autre genre de livre, on s'attendrait à une ultime révélation de quelque terrible geste posé autrefois par Constance, qui expliquerait l'ampleur de son dégoût d'elle-même. Mais il n'y a rien de tel; cela ne peut s'expliquer que par la très haute opinion qu'elle avait d'elle-même auparavant et c'est sans doute le cas. Dans la suite du livre, quand le naturel revient au galop, il apparaît clairement que Morgan (comme Constance se fait appeler) est d'autant plus sûre d'elle qu'elle se dévoue pour les autres et qu'elle leur est supérieure par sa tolérance et son ouverture.

Ce qui n'empêche pas les premiers chapitres d'être absolument prenants. Quand Morgan se fait offrir un travail comme préceptrice de l'extraterrestre apparu au Canada, elle s'en fout. Elle vit encore son deuil, et nous trouvons parfaitement raisonnable que ce qui prendrait une importance démesurée dans un roman de science-fiction ordinaire, qui prêche toujours un peu aux convertis, passe en second. Quand un parent est mort, il y a plus important qu'un extraterrestre retombé en enfance, qu'elle baptisera elle-même, un peu par inadvertance, d'un nom évoquant sa coloration — Blue.

Lorsque Blue s'enfuit pour habiter chez Morgan, le roman change de direction. Morgan doit faire cohabiter ses pensionnaires (déjà assez hétérogènes), un extraterrestre qui n'a pas de souvenir d'avant son arrivée sur Terre et les mesures de sécurité voulues par les services secrets, sous la direction d'un bureaucrate que Morgan appelle Mr Grey.

Rappelant en cela certains romans d'Ayerdhal ou Natasha Beaulieu, Candas excelle dans l'évocation de familles singulières. Dans L'Eau noire et L'Ombre pourpre, Beaulieu avait décrit la constitution d'une famille composée (et recomposée) d'êtres singuliers venus d'horizons différents mais qui acceptaient leurs différences et finissaient par s'entendre fort bien. Dans Parleur, Ayerdhal nous faisait aimer la petite communauté formée par des personnages colorés et marginaux. J'aurais toutefois tendance à dire que la personnalité de Morgan prend trop de place pour que son roman devienne une histoire collective. Nous voyons ses pensionnaires par ses yeux et, même avec l'aide de la télépathie de Blue, ils lui restent étrangers. Plus étrangers que l'extraterrestre qu'elle a adopté.

Ce qu'il y a de plus dérangeant chez Dorsey, en particulier dans un roman qui se plaint de l'intolérance et de l'incapacité des uns à accepter les différences des autres, c'est l'intolérance des intolérants. Les personnages les plus antipathiques sont condamnés sans appel. De ce point de vue, même un romancier comme David Weber a quelque chose de plus généreux quand il accorde une part d'autonomie et de raison à tous ses personnages, y compris aux salauds. Le roman de Dorsey est si vertueusement de gauche qu'il est plus insupportable que la fiction d'Ayerdhal, pourtant de loin plus militante.

La conclusion était plus ou moins annoncée. Blue devait repartir. Il était dit que Morgan émergerait de son deuil. Et l'amour de tous pour tous (un autre aspect qui rappelle Stranger in a Strange Land de Heinlein) scelle le dénouement des intrigues nouées pendant deux années palpitantes.

Bref, c'est un roman qui me laisse partagé. L'écriture de Candas est percutante, ses personnages sont souvent fascinants et les rebondissements soutiennent l'intérêt jusqu'à la fin. À la limite, c'est peut-être son roman le plus accessible. Mais j'ai été moins convaincu ou renversé par la fin que par le début. Il aurait fallu que ce soit l'inverse.

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