2007-02-25

 

La voix de l'oubli

Un reportage fascinant de NPR permet d'entendre la voix d'un patient uniquement connu sous les initiales H. M. En 1953, il avait subi l'ablation d'une partie du cerveau dans l'espoir de venir à bout de son épilepsie, mais l'opération avait retiré entièrement l'hippocampe, détruisant presque complètement sa faculté de mémorisation épisodique et sémantique. Autrement dit, comme dans le film Memento (2000) de Christopher Nolan, H. M. a conservé ses souvenirs d'avant l'opération et sa mémoire de travail est intacte, mais sa mémoire à long terme ne fonctionne pratiquement plus. (Il peut aussi apprendre de nouvelles habiletés manuelles, sans se souvenir qu'il les a apprises.)

Ainsi, il ne se souvient de pratiquement rien depuis 1953. Il y a quelques exceptions, comme on l'entend durant le reportage, mais on se demande aussitôt s'il s'agit de véritables souvenirs structurés ou de simples associations d'idées. H. M. se souvient qu'un président est mort en 1963 et, si on lui fournit les initiales J. F. K., il répond Kennedy. Dans un article de 2002, la spécialiste Suzanne Corkin se demande si ses souvenirs les plus anciens sont désormais entièrement sémantiques, sans rien de charnel ou d'expérientiel — mais faudrait-il l'attribuer à l'opération ou aux effets de l'âge? Dirait-on alors qu'on entend parler un homme qui a désormais perdu toute sa vie? Encore qu'il serait plus juste de dire qu'il n'a rien retenu des cinquante-quatre années depuis 1953...

Né en février 1926, Henry M. avait un père issu d'une famille francophone de la Louisiane, prénommé Gustave et né en 1892, selon Memory's Ghost de Philip J. Hilts, un ouvrage qui fournit suffisamment d'indices pour identifier Henry si on y tient.

Son père, donc, Gustave Henry M., s'était établi au Connecticut avant la naissance de son fils, épousant une jeune femme de Manchester, Connecticut. Certaines sources affirment que Henry M. est Canadien, peut-être parce que son cas a été étudié tout particulièrement par Brenda Milner de McGill (qui l'avait fait venir à Montréal pendant une semaine) et par une ancienne étudiante de Milner, Suzanne Corkin. Sa mère était-elle...? Il s'avèrerait, bien entendu, très humain que des francophones se trouvent et s'éprennent dans le contexte des années 1920, dans cette Nouvelle-Angleterre qui comptait plus d'un quartier appelé « Little Canada ».

Mais il n'est pas nécessaire de supposer que la mère de Henry M. était canadienne-française pour se poser des questions sur la décision du docteur Bill Scoville de procéder à une amputation sans précédent d'une partie du cerveau d'un patient épileptique mais sain d'esprit. Les autres sujets d'opérations semblables (quoique moins extrêmes) avant lui étaient franchement psychotiques. Le docteur montréalais Wilder Penfield a été horrifié en apprenant la procédure de Scoville, que lui-même a reconnu comme « frankly experimental » dans son article de 1957 avec Milner. Geste quasi criminel? Mais on l'a ignoré, si on n'a pas tout simplement fermé les yeux. La décision aurait-elle été la même si Henry avait appartenu à une classe sociale plus élevée, ou à un groupe ethnique moins marginal?

Son père est mort treize ans après l'opération, en 1966. Sa mère, qui aurait accepté l'opération quand son père se dérobait et refusait de décider, a vécu avec son fils jusqu'à la fin des années 1970. Henry M. sait sans doute qu'ils sont morts, mais sans pouvoir fixer le temps qui a passé depuis. Si le personnage de Morgan dans le roman A Paradigm of Earth de Candas Jane Dorsey pouvait choisir entre le chagrin et le sentiment de la perte, et l'oubli de la mort — au prix de l'oubli d'années de vie, je me demande bien ce qu'elle choisirait...

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