2006-11-11

 

Souvenirs new yorkais

D'une part, la nation étatsunienne célèbre le jour du souvenir, mais le souvenir de l'armistice du 11 novembre 1918 se mue en une célébration de l'héroïsme des soldats du pays. L'horreur de la guerre, ou ne serait-ce que le regret des horreurs de la guerre, n'a toujours pas pénétré les esprits aux États-Unis. Cela s'appelle le jour des vétérans, bien entendu, mais l'exaltation du devoir accompli par des soldats automatiquement assimilés à des héros me semble surtout propice à lever de nouvelles générations de vétérans.

D'autre part, la journée aura été riche en souvenirs. Même si je connaissais le site de Bioteknica, c'est différent quand on fait la connaissance des artistes. Shawn Bailey et Jennifer Willett ont décrit leur travail avec des tératomes et des tissus cultivés à partir d'échantillons prélevés sur Bailey lui-même, les uns et les autres servant de point de départ à des sculptures vivantes obtenues en injectant les cellules dans des bioréacteurs dotés d'échafaudages en polymères. En principe, l'échafaudage pourrait reproduire en miniature un scan du corps des artistes. La sculpture de chair qui en résulte peut avoir sa beauté propre (reproduite dans des photographies, tout comme les créations du Land Art) ou peut faire partir d'une installation qui montre un être humain servant de bioréacteur dont on extrait des créations vivantes. Ce qui rappelle les artistes organiques d'Ayerdhal et Dunyach dans Étoiles mourantes.

Bailey et Willett ont aussi parlé des obstacles qu'ils ont affronté, quand les autorités locales ont dû approuver leurs travaux. Willett fit remarquer qu'ils vivaient jusqu'alors dans une bulle où les tératomes étaient leurs amis. D'où le choc quand ils durent composer avec les règles de déontologie sur les expériences avec des sujets humains, même quand les sujets sont eux-mêmes! Les laboratoires scientifiques ont aussi représenté des obstacles pour ces deux artistes : la banalité des environnements standardisés et des instruments manufacturés faisait toutefois ressortir la matérialité et la vie propre des entités qu'ils créaient. Pour Bailey, l'instrumentalisation rationnelle du corps par la médecine moderne est d'ailleurs monstrueuse et son art biotechnique ne doit pas l'ignorer.

Comme Baily et Willett sont canadiens et travaillent à l'Université Concordia, on les reverra sans doute au congrès Boréal.

Ce fut ensuite au tour de la chercheuse suisse Vera Bühlmann de parler de la création d'oikoborgs. Il s'agit de doter les maisons et les édifices urbains de peaux intelligentes. L'usage de façades qui sont des écrans réactifs rappellent un peu les descriptions de Beijing dans La Taupe et le dragon de Champetier, mais il faut imaginer un univers de médias qui ne seraient pas que commerciaux et qui seraient interactifs. Les édifices perdraient alors leur solidité figée pour acquérir quelque chose de la pré-spécificité du virtuel, qui est intrinsèquement pré-concret. Leur architecture deviendrait aussi évolutive que des tératomes formés de cellules souches capables de se différencier diversement et de prendre différentes formes concrètes. Mais ces édifices seraient aussi presque vivants, des quasi-espèces venant s'ajouter à la faune urbaine...

Après avoir entendu parler des films surréalistes, réalisés ou non, de Joseph Cornell, dont les sculptures étaient citées dans la fiction cyberpunk de William Gibson, j'ai fait le saut dans le sud de Manhattan pour assister à une dernière séance. Des quatre communications, j'ai retenu celle de Karen Leona Anderson, sur les réactions des poètes à l'eugénisme d'avant la Seconde Guerre mondiale, et aussi celle d'Adelheid Voskuhl sur les automates musicaux de la fin du XVIIIe siècle, qui avait motivé mon déplacement.

En effet, Voskuhl a comparé les joueuses (réelles) d'instruments à percussion de l'époque, qui étaient formées à ressentir des émotions exprimées par les mouvements de leur corps afin de susciter les sentiments correspondants chez les spectateurs, et les joueuses (automates) dont la conception permettait de mimer des émotions destinées à susciter les sentiments correspondants chez les spectateurs... (Cette formation était basée par les maîtres de musique sur les catégories de la rhétorique pour classer les affects à produire : tristesse, joie, gravité. Elle justifiait sans doute les simagrées que Napoléon Aubin raillait en parlant des demoiselles de Québec jouant du piano en 1839...)

Ces automates étaient mus par des mécanismes qui produisaient (i) le jeu musical, (ii) l'apparence de la vie (sur une durée allant jusqu'à 30 minutes) et (iii) une révérence finale. Ainsi, l'automate pouvait affecter l'apparence de la vie (respiration, mouvements de la tête et des yeux) longtemps avant de se mettre à jouer, tandis que les spectateurs s'assemblaient, ce qui était de nature à renforcer l'illusion du vivant. Dans sa fiction, Jean-Paul Richter, l'auteur du conte « Les hommes sont les machines des anges » dont j'ai déjà parlé, se moque des joueuses (humaines) dont le jeu expressif est le résultat d'exercices qui ne sont pas si éloignés de la programmation des joueuses (automates). Pourtant, à la lumière de Damasio, la simulation d'une émotion peut bel et bien susciter les sentiments recherchés, mais il est bien vrai que ceci brouillerait la distinction entre humains et machines à laquelle Richter voulait se cramponner...

En soirée, nous avons tous pris le métro pour aboutir à l'Université Fordham afin d'assister à une allocution de Lynn Margulis, invitée d'honneur du congrès. Première conjointe de Carl Sagan, co-conceptrice de l'hypothèse de Gaia avec James Lovelock et tenante de la thèse de l'évolution par la symbiose et la fusion de génomes, Margulis est un personnage de premier plan. Elle a commencé par insister que la biologie est une sous-catégorie de l'étude de l'évolution, et non l'inverse. Elle a ensuite invoqué Vernadsky disant que l'indépendance est un concept purement politique car séparer un être vivant de la biosphère, c'est la mort. La vie, c'est l'interdépendance.

Margulis a identifié cinq grandes étapes dans l'évolution de la vie, soit, plus ou moins dans l'ordre, l'apparition des bactéries, des animaux, des plantes et des champignons. Elle a ensuite soutenu sa thèse de l'évolution par la symbiogenèse en l'illustrant de quelques cas particulièrement frappants. Ainsi, le ver planaire Convoluta roscoffensis est un animal qui vit en symbiose avec une algue photosynthétique. Plus fort encore, le symbionte d'une termite, Mixotricha paradoxa, est un eucaryote qui compterait jusqu'à cinq génomes et qui bénéficie lui-même de rapports symbiotiques serrés avec des spirochètes et d'autres bactéries.

Peut-être parce qu'elle soutient une position hétérodoxe et qu'elle comprend la nécessité de séduire, ou peut-être parce qu'elle est authentiquement curieuse de tout et ouverte d'esprit, Lynn Margulis est non seulement venue au congrès pour prononcer son allocution, mais elle a assisté à de nombreuses communications. De l'aveu même des organisateurs, c'était presque sans précédent. Comme elle a présenté un argument frappant et des vidéos fascinantes des créatures extraordinaires (chimériques!) qu'elle étudie, elle a eu droit à des applaudissements nourris.

En tout cas, Boréal n'a pas à rougir de l'organisation de son propre congrès. La dispersion du programme qui se déroulait dans trois lieux distincts ne facilitait pas l'assistance aux événements, malgré un temps superbe tout à fait propice à la marche. De plus, j'ai été confirmé dans ma détermination comme organisateur à ne jamais sous-estimer la fréquentation d'un événement. La séance avec Bailey, Willett et Bühlmann a attiré tant de monde que plusieurs personnes ont dû suivre les présentations du corridor...

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