2006-10-17

 

Iconographie de la SFCF (12)


Commençons par un rappel des livraisons précédentes : (1) l'iconographie de Surréal 3000; (2) l'iconographie du merveilleux pour les jeunes; (3) le motif de la soucoupe; (4) les couvertures de sf d'avant la constitution du milieu de la «SFQ»; (5) les aventures de Volpek; (6) les parutions SF en 1974; (7) les illustrations du roman Erres boréales de Florent Laurin; (8) les illustrations de la SFCF du XIXe siècle; (9) les couvertures de la série des aventures SF de l'agent IXE-13; (10) les couvertures de la micro-édition; et (11) les couvertures des numéros 24.

Puisque je viens de faire une présentation sur le sujet à la bibliothèque d'Orléans, j'ai maintenant de quoi jeter un autre regard aux couvertures de fantasy au Canada francophone. Même si René Beaulieu, dans son article sur « Le merveilleux boréalien » (Solaris 155), intègre les ouvrages d'Esther Rochon et Marie-José Thériault dans son recensement de la fantasy d'ici, je suis porté à dater l'apparition de la fantasy en remontant à la publication par les éditions Paulines/Médiaspaul des premières séries de « fantastique épique ». Il y a certes eu des ouvrages antérieurs qui s'inspiraient ouvertement de la fantasy des auteurs anglo-saxons comme Tolkien. J'ai déjà parlé du fantastique pour les jeunes au Canada francophone et du roman Kadel du jeune Luc Ainsley en 1986. Dès 1983, cependant, Daniel Sernine avait publié Ludovic, un roman pour jeunes dont on peut voir la couverture ci-contre. L'auteur fait d'ailleurs allusion à un maître magicien dont le nom renvoie clairement à Tolkien. L'illustration par Charles Vinh est de qualité, mais les ingrédients associent plutôt l'ouvrage au roman de chevalerie ou au conte de fées classique qu'à la fantasy contemporaine. Si le personnage féminin n'est pas humain, cela ne saute pas immédiatement aux yeux. Le château a un air très médiéval et il n'aurait pas détonné dans une aventure du Chevalier Ardent. Quant à l'inclusion d'astres supplémentaires dans le ciel, elle rattache l'iconographie à une tradition plus ancienne du space-opéra qui versait parfois dans les aventures de cape et d'épée déplacées sur une autre planète.

Outre la série des aventures de Télem par Philippe Gauthier chez Paulines dans la trilogie composée de L'Héritage de Qader (1990), du Château de fer (1991) et du Destin de Qader (1992), qui ne transcende pas toujours le thème du héros prédestiné, il convient de mentionner la série de Contremont que Joël Champetier amorce en 1991 avec La Requête de Barrad. Tout comme Gauthier et les autres auteurs de la même génération chez Paulines/Médiaspaul, dont moi-même, Champetier ne conçoit l'écriture d'ouvrages de fantasy, plus de cinquante ans après Bilbo the Hobbit de Tolkien, que si elle fait place à la subversion des poncifs. Gauthier avait tâté le terrain en amenant ses personnages aux confins de la modernité technique de la fin du Moyen-Âge (arquebuses, imprimerie). Champetier bouleverse plutôt les dichotomies habituelles qui rangent les ogres, par exemple, du côté des méchants et les elfes, ou leurs avatars, du côté des bons. De plus, dans le premier volume, il s'attache beaucoup à déconstruire les attraits de l'aventure, car son jeune héros est loin de trouver sa quête en tous points héroïque! Depuis, l'univers de Contremont a été exploré dans au moins cinq romans pour jeunes, un roman pour adultes (Les sources de la magie) et une nouvelle pour jeunes (parue dans Concerto pour six voix). Chez Paulines/Médiaspaul, les couvertures sont en général l'œuvres des illustrateurs attitrés, soit Jean-Pierre Normand et Charles Vinh.

Toutefois, les deux premiers tomes dont je reproduis ici la couverture sont signés par Vinh, dont la carrière d'illustrateur de fantasy s'étend maintenant sur plus d'une vingtaine d'années. Si la composition de la couverture de Ludovic misait sur l'inclusion d'éléments propres à séduire les lecteurs tout en leur indiquant moins la nature du récit que sa catégorie, les couvertures de Vinh pour Champetier isolent plutôt des moments de la narration. Elles exploitent alors le talent de l'artiste pour immobiliser le mouvement en suspendant des gestes qui n'attendent, en apparence, que l'ouverture du livre pour être complétés... L'iconographie de Vinh reste dominée par des motifs tirés du Moyen-Âge historique, voire de la Renaissance. Si les chevaliers en armure de La Requête de Barrad incorporent une part de fantaisie dans le dessin de l'armure, la scène illustrée pour La Prisonnière de Barrad nous montre un décor parfaitement médiéval. Exception faite de l'ogre vu de dos (et dont on ne saisit pas la taille si on choisit de croire que la chaise à côté de lui fait partie d'un mobilier pour enfants ou pour poupées), ces colonnes et ces voûtes pourraient appartenir à n'importe quel édifice un peu élaboré de l'Europe d'antan. L'habillement de la jeune princesse Melsi confirme cet enracinement, ainsi que les fenêtres à carreaux placées dans des embrasures ogivales.

On peut dire sans exagérer que l'arrivée de Julie Martel signale l'évolution d'une nouvelle génération, beaucoup plus encline à opter pour la fantasy franche que pour la science-fiction. Comme d'autres qui sont apparus dans le milieu à la même époque (Marc-André Ferguson, Claude Mercier, tous les deux disparus de la scène depuis), elle a commencé sa découverte de la SFCF en lisant des romans pour jeunes de Daniel Sernine. De plus, au fil des ans, elle va montrer qu'elle n'est pas la prisonnière d'un seul univers, ou d'une seule conception de la fantasy. Après la série en cinq volumes des « Guerres d'Eghantik», elle signe des ouvrages isolés comme La lettre de la reine ou À dos de dragon . Quand elle est revenue plus récemment en Eghantik pour composer la série de « La Guerre des Cousins», elle a adopté une approche beaucoup plus marquée par la fantasy d'auteurs comme Guy Gavriel Kay. La couverture du Château d'amitié (le troisième volume des « Guerres d'Eghantik») joue sans conteste sur les clichés des mondes médiévaux, mais si on est le moindrement acquis d'avance au charme de ces époques guerrières, on peut difficilement résister à cette scène d'assaut d'un château-fort, dans toutes les règles de l'art! Il n'y manque que les tours de siège... Flèches, échelles, poix brûlante jaillissant par les échancrures des mâchicoulis, hommes d'armes en cotte de mailles, épieu à la main — il faut regarder de près pour s'apercevoir que la monture de la jeune guerrière n'est pas un cheval, ce qui permet de rattacher le livre au genre de la fantasy.

Pour La lettre de la reine, Vinh a choisi de revenir à une composition plus éclatée, qui combine le visage du personnage principal, un oiseau de proie, un des lieux de l'action et une lettre visible en transparence, ces deux derniers éléments permettant de situer le contexte du roman. Faute de temps peut-être pour lire le roman et en ressortir une scène digne d'être illustrée? (Dans les faits, c'est parfois l'auteur ou le directeur littéraire qui n'ont pas le temps de suggérer à l'artiste telle ou telle scène.) Le résultat est loin d'être déplaisant, si ce n'est qu'en raison de la finesse des traits de la jeune fille. Vinh se sert habilement du cadre de la lettre pour nous forcer à regarder cet édifice qui évoque un monastère ou une abbaye. Et l'oiseau qui plane au sommet, toutes griffes dehors, peut faire figure de menace comme il peut être le porteur de la missive du titre, ou encore une matérialisation de la pensée voyageuse de la jeune fille aux yeux fermés, en train de dormir, voire de rêver... L'abondance de couvertures par Vinh ne doit pas masquer la réalité, toutefois. Au Québec, les couvertures de fantasy les mieux connues des lecteurs ornent les volumes de deux séries de fantasy que Médiaspaul ne publie pas : les aventures d'Amos Daragon signées par Bryan Perro et la série des « Chevaliers d'émeraude » d'Anne Robillard.

Ma collection ne me permet pas d'illustrer toute l'évolution des couvertures de fantasy en SFCF depuis dix et quinze ans. Après un premier sursaut lié à la popularité des «histoires dont vous êtes le héros » et des jeux de rôles (deux phénomènes liés), la percée réussie par J. K. Rowling et les aventures de Harry Potter a suscité l'émulation. Ou du moins a ouvert la porte à des initiatives locales. Les romans québécois de fantasy pour jeunes du début des années 1990 étaient rarement intéressants. La plupart étaient édités par des maisons qui ne connaissaient rien au genre, tandis que leurs auteurs ne connaissaient souvent pas grand-chose à l'écriture, si ce n'est celle de scénarios pour une partie de Donjons et Dragons. Toutefois, dans le sillage de Harry Potter et des autres Eragon, les éditeurs québécois ont fini par se décider à miser sur la fantasy. L'initiative la plus délibérée a été celle des Intouchables qui ont commandé à un conteur trifluvien, Bryan Perro, une série de romans pour jeunes qui est devenu la dodécalogie (sans compter un manga) des aventures d'Amos Daragon. En revanche, les Éditions de Mortagne ont eu la main heureuse en choisissant de publier la série longuement mûrie d'Anne Robillard. Depuis, ces deux maisons d'éditions profitent du succès de ces séries pour tenter d'étendre leurs parts de marché en publiant de nouveaux auteurs ou en lançant de nouvelles séries.

L'illustration du premier tome de la série de Perro mise sur une composition qui met le personnage principal en valeur tout en incluant quelques éléments supplémentaires qui permettront aux lecteurs de mieux se représenter certains des personnages et créatures du roman. La facture est quelque peu naïve, mais il s'agit sans doute d'un choix conscient par Jacques Lamontagne pour se rapprocher des jeunes lecteurs. La pose très statique (particulièrement figée si on la compare aux illustrations de Vinh) tient un peu de l'illustration de catalogue. Du coup, elle est nettement moins attirante que la couverture du premier tome (Le feu dans le ciel) des « Chevaliers d'émeraude ». Si le travail de conception par Sophie Lambert des couvertures d'Anne Robillard donne un résultat moins « parlant » que les couvertures plus « narratives » de Vinh, ce type de couverture a quand même beaucoup de gueule. Et l'épée au premier plan, ainsi que le chevalier médiéval visible sous la forme d'une ombre chinoise, coupe court à tout doute sur le sujet du livre, même si rien n'indique qu'il s'agisse nécessairement de fantasy. Il s'agit donc d'une illustration qui n'ajoute rien que le titre ne dise déjà — elle se contente de confirmer. (S'agit-il de l'artiste Sophie Lambert ou d'une autre du même nom?)

L'autre source principale de couvertures de fantasy au Québec devra attendre une autre livraison de ces chroniques. Les éditions Alire publient de la fantasy depuis déjà un moment et les couvertures de Jacques Lamontagne (également utilisées par la collection Sextant avant la fondation d'Alire) et de Guy England ont aussi contribué à définir l'esthétique de la fantasy au Canada francophone. En général, on peut indiquer que les couvertures d'Alire se rattachent surtout à la tradition de l'illustration pratiquée par Vinh : on choisit un moment fort du roman et on le reproduit. Il est plus rarement question d'évoquer le contenu par une composition habile, et parfois symboliques, d'éléments distincts. En revanche, quitte à multiplier les couvertures de Vinh, je ne me priverai pas d'inclure des ouvrages qui me tiennent plus à cœur. Paru en 1998, Un automne à Nigelle correspond à ma première incursion en fantasy sous la forme d'un livre complet. (Depuis la publication de « Satan aussi a ses miracles » dans le fanzine CSF 8 en 1990, j'avais quand même signé quelques textes dans cette veine.) La couverture de Vinh se contente d'illustrer une scène rapidement évoquée au début du premier chapitre, mais le résultat est, à mon avis, des plus frappants (sans jeu de mots). La série de mes écrits sur Nigelle est close, pour l'instant.

Quant à la couverture du premier tome de la série des « Îles du Zodiaque » de Laurent McAllister, elle renoue avec cette disposition triangulaire d'éléments marquants de l'histoire que Vinh avait adoptée auparavant pour Ludovic. Le personnage principal de Pétrel apparaît au centre et domine l'image. À gauche, Vinh donne une belle tête d'adulte au personnage du seigneur Oronte. En bas, c'est une créature surnaturelle qui signifie clairement aux lecteurs qu'il ne s'agit pas d'un roman historique qui se passerait àVenise. Il manque sans doute un élément plus dramatique, mais cela vaut bien la couverture du premier tome des aventures d'Amos Daragon. (En fait, je la trouve superbe.) On pourrait aussi noter le rôle du lettrage des titres en couverture. Les romans de Sernine et Champetier il y a quinze-vingt ans employaient des polices classiques. Mais les éditions Médiaspaul ont adopté depuis une police plus proche des écritures manuscrites, quelque part entre l'onciale et la caroline. Les Éditions de Mortagne ont fait le même choix, tandis que les Intouchables ont opté pour un lettrage plus gothique. Il faudrait aussi parler des tons et des couleurs. Vinh a souvent privilégié des teintes brunes, ocres, rousses, qui introduisent une distanciation supplémentaire. Les illustrations plus colorées, comme celle du Château d'amitié ou de Jacques Lamontagne pour Amos Daragon, n'évoquent pas aussi efficacement le dépaysement...

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