2006-09-26

 

Une province canadienne outre-mer...

Au Canada, on sait maintenant combien il faut sacrifier de vies pour que la classe intellectuelle accorde autant d'importance à un conflit qu'à une province quelconque...

Dans le Globe and Mail de cette fin de semaine, l'Afghanistan était un sujet abordé toutes les deux ou trois pages. Dans un sens, ce n'est pas trop tôt. Quand les soldats d'un pays font la guerre, il importe quand même de se demander s'ils la font bien, s'ils la font à bon escient... et s'ils font la bonne. Le gouvernement Harper fait tout pour faire oublier cette guerre au public et je crains qu'il y parvienne si bien qu'il risque lui-même d'oublier de s'en occuper comme il le faudrait!

En une du Globe and Mail, l'entrevue avec Hamid Karzai avait fourni la matière à un titre sur le rôle du Pakistan en Afghanistan — ce qui avait l'avantage de remettre les choses à leur place quant à l'importance relative du Canada et du Pakistan dans cette partie du monde... Un entrefilet, également en une, annonçait un post-mortem sur l'opération Méduse.

Un peu plus loin, John Ibbitson rappelait qu'avant la visite de Karzai au Canada et son allocution au Parlement, le dernier chef de gouvernement d'un pays que les forces canadiennes se battaient pour protéger à avoir fait de même n'était autre que Winston Churchill. Le rapprochement laissait Ibbitson lui-même un peu pantois, mais il faisait de son mieux pour conclure que dans le nouvel ordre mondial, Churchill et Karzai, même combat...

Le reportage sur l'opération Méduse révélait ensuite que les insurgés contre qui les soldats canadiens s'étaient battus regroupaient un certain nombre de fermiers et de ruraux qui avaient accepté la présence des Talibans pour ne plus avoir à subir les déprédations d'une gendarmerie corrompue. Sans aller jusqu'à dire comme Eric Margolis que les Canadiens se battent contre la nation pachtoune en armes, il semble clair que nos soldats sont de plus en plus appelés à intervenir dans des luttes intestines qui n'ont pas toujours grand-chose à voir avec le terrorisme international.

Puis c'était au tour du prix Nobel John Polanyi de soutenir que la légalisation de la culture du pavot en Afghanistan, à des fins de production d'opiacés médicaux (en particulier pour les pays moins riches), serait peut-être un moyen d'isoler les Talibans en permettant aux fermiers de se passer d'eux...

Je réitère périodiquement mes réserves sur l'adhésion aveugle des Canadiens aux objectifs et aux méthodes des États-Unis en Afghanistan. Maintenant que les forces canadiennes ont payé le prix du sang et que les forces de l'OTAN sont presque à parité avec les forces étatsuniennes, il ne serait que temps de ne plus laisser les États-Unis dicter de A à Z notre ligne de conduite en Afghanistan. Or, l'intervention de Polanyi nous met sur la piste d'une autre stratégie que celle des États-Unis, qui se résume au soutien de son gouvernement fantoche et à l'éradication de la culture du pavot. Sans doute faudrait-il accepter qu'une partie de la culture du pavot, même après la légalisation, basculerait dans les circuits illégaux, mais toute réduction des fournitures en opium se traduirait par une hausse des prix et peut-être une réduction de la consommation.

Certes, une hausse des prix relancerait l'intérêt de la chose pour les cultivateurs afghans. Il faudrait que les producteurs d'opiacés médicaux soient capables de payer un prix concurrentiel et de soutenir une forme de surenchère avec les seigneurs de l'opium... En tout cas, en donnant une base économique au régime de Karzai, le Canada tiendrait peut-être le prétexte voulu pour se retirer du pays.

Celui-ci, n'en doutons pas, a encore beaucoup de chemin à faire avant d'adopter les idéaux libéraux de l'Occident.

L'autre jour, j'ai évoqué dans une des classes que j'enseigne à l'université la renaissance culturelle et technique du Moyen-Âge européen. Du douzième au quatorzième siècle, beaucoup de choses changent en Europe, à la faveur de la sécurité retrouvée au terme des raids et invasions des siècles précédents. Des donjons et des châteaux construits en dur remplacent les palissades de bois des mottes féodales antérieures. Des cathédrales de plus en plus élaborées se dressent dans les villes. Les moulins à vent s'ajoutent aux moulins à eau pour fournir les paysans en énergie mécanique pour moudre leur grain, forger, brasser, fouler... C'est aussi à cette époque que les grands récits de l'Antiquité sont offerts à un autre auditoire que les clercs des monastères. Ils sont traduits en ancien français, c'est-à-dire en roman, comme on dit, de sorte qu'aux épopées de chevalerie viennent s'ajouter le Roman de Troie, etc. Le terme finira par désigner de manière générique tout ouvrage narratif d'une longueur suffisante, versifié ou non. La lecture individuelle ne s'étant pas encore imposée comme modèle unique, ces textes pouvaient fort bien être lus à voix haute. Mais la possibilité de les lire existait désormais pour un nombre grandissant de personnes.

Un motif récurrent de l'iconographie à cette époque est en fait l'image de la Vierge, ou d'un autre personnage féminin, en train de lire, ou avec un livre à portée de main, ou en train d'enseigner la lecture. (L'occasion la plus connue est celle de l'Annonciation, qui surprend souvent la Vierge en train de lire.) Dans la sculpture médiévale que je montre ici (photographiée à Carennac en 2000), Sainte Anne montre à lire à la Vierge. Ceci correspondrait à l'effervescence religieuse des XIIe et XIIIe siècles quand les femmes choisissent plus que jamais des vies religieuses plutôt que le mariage. Que la Vierge donne l'exemple de la lecture n'est pas anodin, car elle était érigée en modèle pour une élite.

Ce qui frappe le plus, c'est l'ancienneté de l'image de la femme lisant, en Occident. La participation des femmes à la vie des lettres et de l'écrit est quelque chose d'ancien dans nos pays, qui fut parfois raillé (dans le cas des Précieuses, par exemple) ou méprisé (dans le cas des lectrices de romans d'amour), mais qui nous semble représenter un acquis si fondamental que la cause de l'éducation des filles en Afghanistan continue à rassembler presque tout le spectre politique des pays occidentaux. Mais si cette cause nous touche, elle reste menacée en Afghanistan. Au point qu'on aimerait savoir qu'elle représente une priorité aussi pour le gouvernement de Karzai...

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