2006-08-08

 

Les battements d'ailes d'une libellule

Quelle importance reconnaître aux auteurs classiques? J'en parlais l'autre soir avec un ami qui soutenait que la découverte à l'école des auteurs du Grand Siècle — Corneille, Molière, Racine — avait nécessairement fait de moi l'écrivain que je suis. Ou du moins, que je serais un autre écrivain si je ne les avais jamais lus.

Je ne suis pas porté à leur accorder une telle importance. Certes, dans les jardins de la maison de Stavisky ou d'une villa en Bretagne, pour occuper les longues journées d'été de l'enfance, mes cousines et moi avions joué des scènes de Molière, quand nous avions dix ou douze ou peut-être quatorze ans... En fait, je ne sais plus trop de quelle époque je devrais dater ces divertissements qui paraissent sans doute inconcevables aux générations modernes pour qui ces auteurs sont apparemment des pensums. Mais cela me rappelle que je prenais volontiers part à des saynètes scolaires et que je suivais des cours d'art dramatique pour jeunes certains samedis...

Mais s'il y a bien une scène dans Le messager des orages que j'ai écrite en songeant à une scène de L'Avare, je sais que c'est plutôt Saint-Exupéry qui a fait de moi un auteur. Mon plus ancien texte de fiction est une histoire de voyage en avion autour du monde, inspiré par les aventures de Mermoz et de Guillaumet, telles que lues dans de vieux ouvrages sur l'histoire de l'aviation pêchés je ne sais où... mais telles que racontées aussi par Saint-Exupéry dans Terre des hommes.

Ce soir, je relis ce livre paru en 1939, qui hésite entre l'essai, l'autobiographie et une forme de poésie. En apparence décousu, l'ouvrage préfigure la structure fragmentaire de Citadelle (même si ce n'était sans doute pas l'intention de l'auteur dans ce dernier cas). J'y découvre des choses que j'avais à moitié oubliées — l'économie de la prose, les méditations sur la technique à une époque qui en faisait une interrogation incontournable, la découverte d'un champ de météorites en plein désert, la magie de la nuit habitée par la TSF encore récente... Et j'y découvre des choses inédites.

Ainsi, cette phrase lâchée au détour de pages consacrées aux seigneurs du désert et à leurs esclaves : « Heureux les pays du Nord auxquels les saisons composent, l'été, une légende de neige, l'hiver, une légende de soleil, tristes tropiques où dans l'étuve rien ne change beaucoup, mais heureux aussi ce Sahara où le jour et la nuit balancent si simplement les hommes d'une espérance à l'autre. » Du coup, je me rappelle le livre de Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), et je me demande si Lévi-Strauss s'y montrait conscient de l'emprunt, si emprunt il y a eu. Je ne m'en souviens pas, mais il faudrait le relire au complet pour en avoir le cœur net.

Il y a aussi cette scène où deux libellules et un papillon vert, aperçus en plein désert, apprennent à Saint-Exupéry qu'une tempête est en marche, qui a déjà balayé des oasis en chassant devant elle d'humbles témoins de sa puissance. Saint-Exupéry est ému : « Ce qui me remplit d'une joie barbare, c'est d'avoir compris à demi-mot un langage secret, c'est d'avoir flairé une trace comme un primitif, en qui tout l'avenir s'annonce par de faibles rumeurs, c'est d'avoir lu cette colère aux battements d'ailes d'une libellule. » C'est l'inverse de l'effet papillon, pourrait-on dire, mais l'énoncé même de la phrase laisse deviner quelque chose qui porte presque à demander si Edward Lorenz connaissait la traduction anglaise de Terre des hommes — ou si Ray Bradbury l'avait lue.

La rencontre chez Saint-Ex de la technique, de la nature et de l'aventure est quelque chose qui m'a captivé autrefois. Ce fut peut-être le battement d'ailes du papillon qui changea mon destin.

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