2006-03-30

 

Futur et contre-futur

La binarité des futurs possibles — des futuribles — est d'ordinaire exprimée par l'alternative utopie ou dystopie. Pourtant, l'utopie n'est pas toujours associée au futur; depuis More jusqu'au XIXe siècle, les auteurs ont couramment localisé les utopies qu'ils imaginaient aux antipodes du monde connu, mais dans un cadre contemporain. Entre autres, Bellamy a lancé le mouvement de l'amélioration du futur avec Looking Backward: 2000-1887 (1888), mais l'anticipation libérale et progressiste, depuis les ébauches encore hésitantes de Mercier et Shelley, avait déjà commencé à occuper le terrain. L'anticipation négative est presque aussi ancienne. Les récits de fin du monde, dès le début du XIXe siècle, et les guerres futures de la fin du même siècle proposaient déjà des futurs sombres et menaçants, en particulier à ceux qui refusaient d'entendre leurs avertissements...

Toutefois, ces futurs imaginaires n'entrent pas tout à fait dans la même catégorie que les futurs calculés, planifiés et extrapolés du XXe siècle. Les architectes, les ingénieurs, les inventeurs et par-dessus tout les scientifiques proposent des futurs qu'ils tiennent pour réalisables, sinon inévitables, en se basant sur les effets de telle ou telle invention ou le prolongement de telle ou telle tendance. Leurs scénarios ont souvent été optimistes, en particulier dans le contexte nord-américain qu'évoque Mario Tessier dans le dernier numéro de Solaris. Après tout, ils devaient bien vendre leur camelote, et on n'attire pas les mouches avec du vinaigre...

Mais il y a aussi eu des futurs plus sombres, proposés avec un égal sérieux. Les anticipations politiques, contrairement aux anticipations sociales (communistes ou autres) et aux anticipations technico-économiques, ont souvent été de nature dystopique. En politique, la peur du bâton est plus efficace que l'attrait de la carotte. Les marchands de parano ont donc souvent misé sur des scénarios pessimistes, du Péril Jaune à la menace rouge au «fascisme vert»... Comme il reste encore quelques noms de couleurs, nous n'en avons sans doute pas fini avec eux. (Évidemment, même les paranos ont des ennemis : la peur est plus aigüe — et mauvaise conseillère — si l'on a conscience de s'être fait des ennemis...) Et quand l'invasion ennemie devient improbable, on peut toujours miser sur la hantise du déclin, de Spengler à Baverez.

Mais je ne parle pas de ça. L'hiver nucléaire de Sagan et compagnie permet plutôt de faire le lien entre ces pronostics de catastrophes politiques et les contre-futurs qui ont animé la contre-culture après la Seconde Guerre mondiale. Il s'agissait d'extrapolations réalistes ou présentées comme telles, dans plusieurs domaines, dont ceux du climat, de la biodiversité, de l'environnement, de la disponibilité des ressources... Les versions les plus connues ont été fournies par le Club de Rome fondé en 1968, mais de nombreux experts ont proposé leurs propres scénarios dans les champs qui leur étaient propres. L'épuisement des ressources, la disparition des espèces, la pollution des environnements naturels, le réchauffement global, l'amincissement de la couche d'ozone... autant de points de départ de futurs aussi peu reluisants que les avenirs des technophiles façon Bel Geddes, Apple ou Wired étaient chromés et bien astiqués.

Conclusion temporaire : on n'a pas cessé de s'intéresser au futur, mais il existe sans doute un déséquilibre actuel en faveur des futurs les plus inquiétants. Les futurs d'autrefois ont pris de l'âge et montrent leurs rides; on attend la relève. Si les jeunes générations tardent à se manifester en défendant des visions radicalement novatrices, est-ce parce qu'elles sont obnubilées par le dernier-né des contre-futurs, celui de vies professionnelles entièrement consacrées à payer pour les retraites de leurs aînés du baby-boom?

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