2006-02-14

 

Saint-Valentin

Outre la chaîne d'affection des auteurs obtenue par Voir en l'honneur de la Saint-Valentin, j'ai songé à rendre hommage à cette fête en reproduisant quelques vieilles cartes de la Saint-Valentin.

Entre autres raisons pour ce faire, j'ai celle de l'agacement. En effet, certains futuristes comme Kurzweil ont tendance à dire qu'il ne sert à rien de se pencher sur le passé pour pronostiquer l'avenir. Le changement est maintenant exponentiel et on ne peut se fier aux changements survenus depuis dix ou vingt ans pour augurer du monde dans dix ou vingt ans. Toutefois, quand on se penche sur le siècle dernier, on constate rapidement que, dans certains domaines, les choses ne changent pas si vite. Il faut être obnubilé par la vitesse de l'évolution des nouvelles technologies pour croire que l'accélération du changement est un phénomène général. Dans certains cas, c'est la stabilité qui frappe plus que la nouveauté et on peut prendre l'exemple des cartes qui s'échangent pour la Saint-Valentin. Pour l'illustrer, j'ai plongé dans un des vieux albums de cartes postales de la tante de mon grand-père Trudel, Marie-Louise-Valérie Mailhot, née Trudel. Née à Sainte-Scholastique (QC) en juin 1864, elle est morte à Saint-Boniface (MB) en septembre 1950. Elle avait épousé Joseph Émile Mailhot (né à Saint-Didace-de-Maskinongé, mort en 1934) à Saint-Boniface le 7 août 1883. Tout cela ne date pas d'hier, donc, et les cartes que je reproduis ici datent, dans la mesure où je peux le déterminer, des années 1909-1910 environ.

Il ne s'agit donc pas de cartes de la Saint-Valentin envoyées à madame Mailhot par des prétendants fringants ou même par des amoureux transis. En fait, elle collectionnait les cartes et elle semble avoir sollicité de ses correspondants l'envoi de cartes pour constituer sa collection. Dans le cas des cartes reproduites ici, le texte griffonné à l'endos n'a rien à voir avec la Saint-Valentin. Ce sont des nouvelles d'ordre familial ou social qui sont transmises en quelques mots. La carte ci-contre est parmi les rares à porter une date précise — le 4 ou le 7 juillet 1909 — et un lieu, soit Montréal, d'où une certaine Joséphine l'a postée à Selkirk au Manitoba. La carte à droite, il faut le noter, n'est pas non plus une carte de souhaits explicitement destinée à la Saint-Valentin. Malgré l'inclusion d'un cœur brandi comme un trophée par Cupidon, il pourrait s'agir tout simplement d'un échantillon de la vaste sélection de cartes plus ou moins romantiques qui étaient offertes à la vente à cette époque. L'album de madame Mailhot en contient un grand nombre; en fait, elles sont plus nombreuses que les cartes nommément associées à la Saint-Valentin! Ces cartes romantiques, voire pour amoureux, apparaissent dans l'album en français ou en anglais. Beaucoup, j'en ai l'impression, sont plutôt de fabrication française que québécoise, d'ailleurs. En revanche, les cartes de la Saint-Valentin sont toutes en anglais, semble-t-il. La fête de la Saint-Valentin n'était peut-être pas encore entrée dans les mœurs canadiennes-françaises...

L'iconographie de ces cartes ne surprendra guère. Des cupidons, des cœurs, beaucoup de teintes de rose... Ce qui peut surprendre de nos jours, c'est l'utilisation de modèles enfantins ou du moins la reproduction très fidèle de modèles enfantins. Un siècle plus tard, ce qui a le plus changé, c'est peut-être bien la sexualisation des enfants qui nous empêche de porter le même regard candide que nos aïeux sur ces bambins joufflus. Ou plutôt, même si nous n'y voyons nous-mêmes rien de sexuel, nous sommes troublés parce qu'on nous inquiète sans cesse avec de sombres affaires de pédophilie (même si, comme à Outreau, il y a parfois exagération patente ou emballement du système).

Comme on le distingue sans peine, les cartes à droite et à gauche appartiennent à la même série. Il s'agit de cartes anglaises produites par la firme Raphael Tuck & Sons', « Art Publishers to Their Majesties The King and Queen ». Eh oui, la famille royale avait déjà son propre fournisseur de cartes postales, excusez du peu... À droite, la carte est la 137e de la série et porte l'intitulé « In Love's Ambush ». (Ou bien, elle fait partie de la 137e série. En ce qui me concerne, ce n'est pas entièrement clair.) La carte à gauche est la 134e de la série et indique au verso « Love Tactics ». Les gants de boxe sont quand même un peu surprenants...

Dans le cas de ces cartes commercialisées par Raphael Tuck & Sons', les couleurs sont obtenues par photochromie et l'endos des cartes indiquent même que l'opération avait lieu en Saxe. Comme quoi la délocalisation n'est pas nouvelle... (Quand l'original d'une carte postale était une photo en noir et blanc, un tirage du cliché était colorié à la main pour fournir la clé des couleurs au chromiste. Celui-ci utilisait alors des pochoirs pour les encres de couleurs. Dans ce cas-ci, toutefois, les originaux sont sans doute des peintures.)

Une autre paire de cartes sont aussi des réalisations de la firme Raphael Tuck & Sons'. C'est à Londres, en 1866, que Raphael Tuck s'était lancé en affaires en vendant des images et des cadres. En 1871, ses trois fils le rejoignent, justifiant ainsi la raison sociale de la compagnie. En 1893, la reine Victoria leur accorde une première marque de reconnaissance royale. La première série de cartes numérotées remonterait à 1898. En 1900, la firme s'établit aux États-Unis et elle fait d'ailleurs appel à des artistes américains pour dessiner de nombreuses cartes. La carte ci-contre en fait-elle partie? Impossible de le savoir. La carte ne porte aucune indication quant à l'identité de l'artiste — et le gros des archives, de la documentation et des originaux qui appartenaient à la firme a brûlé dans les bureaux de Londres pendant la Seconde Guerre mondiale lorsque la ville a été bombardée par les Allemands durant le Blitz. Même les cartes dessinées aux États-Unis étaient néanmoins imprimées en Europe pour être ensuite exportées en Amérique du Nord. La grande diffusion de ces cartes explique sans doute que les correspondants de madame Mailhot aient pu s'en servir pour lui adresser de petits mots. La carte ci-contre est vraisemblablement d'inspiration nord-américaine, car la neige est quand même plus fréquente dans le nord des États-Unis en février qu'en Angleterre. Cette carte fait partie de la 153e série, «Cupid at Play », tandis que la carte suivante appartient à la 154e série, « Love's Delight ». (J'hésite toujours, faute de temps pour une recherche plus approfondie, entre l'interprétation qui fait de ce numéro d'ordre celui de la carte ou de la série.)

L'histoire de la fête de Saint Valentin remonte évidemment au saint de ce nom (s'il a vraiment existé), mais l'association de cette fête avec celle des amoureux est soit plus ancienne (renouant avec les Lupercales romaines, le jour du tirage au sort d'un amoureux désigné) soit plus récente (la commercialisation de cartes agrémentées de dentelles étant associée en Amérique du Nord à l'initiative d'Esther Howland vers 1847). Ainsi, certains aspects de la Saint-Valentin remontent à plus de vingt siècles et même une coutume qui peut paraître franchement moderne, comme l'échange de cartes produites en série, a déjà un siècle et demi...

La thèse de Kurzweil et des tenants de la Singularité ne repose pas uniquement sur le rythme des changements et de l'innovation technique, bien entendu. Il y a aussi la possibilité que l'humanité puisse commencer à se modifier soi-même, en altérant son code génétique et donc sa propre chair. Ceci pourrait effectivement changer complètement la donne. Si les coutumes de la Saint-Valentin ont si peu changé depuis deux siècles, ou vingt, c'est parce que l'humanité elle-même n'a pas beaucoup changé. Si l'humanité devenait labile, il se pourrait effectivement que les instincts à la base de la Saint-Valentin soient éliminés...

Mais l'extrapolation est un sport extrême. Il y a aussi des domaines plus spécifiquement techniques, comme les transports, où certains paramètres caractéristiques, comme la vitesse de déplacement, n'ont pas globalement changé depuis des décennies. Si les performances plafonnent ou même reculent (le Concorde ayant disparu de la scène), cela ne peut pas nous encourager à croire que l'avenir offrira infailliblement des progrès sur toute la ligne.

La dernière carte est aussi un produit de la firme Raphael Tuck & Sons'. La série est intitulée « Cupid's Target » et la carte porte le numéro 139. L'intervention d'une jeune femme en robe d'époque rend l'illustration plus exotique, voire dépaysante, un siècle plus tard que les cartes exclusivement consacrées à Cupidon.

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Comments:
Moi aussi je ne dédaigne pas admirer ces vieux artefacts que sont les cartes postales; et j'avais également noté que certaines de celles-ci avaient été imprimés dans des pays qui devaient être encore plus lointains à l'époque que de nos jours. (Quoique, ce n'est pas à toi que je vais dire de ne pas mépriser la rapidité des postes d'antan.)
Ici tu as sélectionné un thème assez éloigné de la religion catholique. Lorsque les thématiques sont plus religieuses, c'est toujours plutôt amusant de constater à quel point les coiffures et vêtements sont ancrés dans l'époque de la fabrication de la carte.
Le second sujet de cette entrée, la stabilité de certains aspects de la culture, me rappelle cette illumination que nous avons eu Daniel Sernine et moi il y a quelques années en déambulant sur la rue Sainte-Catherine une soirée d'été. L'an 2000 était passé, nous ne portions pas de toges blanches, aucune autoroute en plexiglas ne s'élançait entre les immeubles autour de nous. L'activité que nous faisions n'avait pas évolué depuis des décennies: déambuler en ville en bavardant en étudiant les vitrines et la faune humaine autour de nous.
Joël Champetier
 
Vouiii, certes, mais Montréal n'est pas exactement une référence. La ville n'a pratiquement pas évolué depuis les années 1970. Si on prenait comme référence les métropoles du Japon ou de la Chine, voire de Taiwan ou Singapour, on aurait peut-être une impression différente de la modernité actuelle...

Cela dit, je ne nie pas que certaines choses restent pratiquement immuables. Le verre des vitrines à part, la promenade en ville aujourd'hui n'est pas si différente de ce qu'elle était il y a un siècle, deux siècles, ou plus... A Pompéi et Herculanum, en 1990, j'avais été frappé par les vestiges de ces boutiques qui permettaient au visiteur de se représenter sans trop de mal des boutiques qui ne détonneraient pas trop dans le contexte de villes italiennes modernes....
 
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