2005-12-30

 

L'héritage des années Harris

En quittant Toronto pour Montréal vers 1996, je n'étais guère enthousiasmé par les partis au pouvoir au Québec et en Ontario. À mes yeux, j'avais le choix entre deux réactionnaires : le fou furieux et le doux dingue. D'une part, en Ontario, le premier ministre était Michael Harris, conservateur issu du nord de la province (la région du lac Nipissing) qui avait commencé ses études dans une petite ville du coin (Sudbury). D'autre part, au Québec, le premier ministre était Lucien Bouchard, ex-conservateur issu du nord de la province (la région du lac Saint-Jean) qui avait commencé ses études dans une petite ville du coin (Jonquière).

Ces parallèles sont sans doute exagérés (la carrière de Lucien Bouchard a été nettement plus éclatante que celle de Harris et nul ne lui a nié une solide culture), mais les deux ont conquis le pouvoir en promettant des changements révolutionnaires... qui ramèneraient leurs commettants au dix-neuvième siècle.

Au Québec, il s'agissait de réaliser les conditions du triomphe d'un nationalisme ethnique — au nom de ce principe des nationalités qui a endeuillé l'Europe depuis la montée de la Prusse aux dépens de l'Empire Austro-Hongrois jusqu'au redécoupage de la carte du continent en 1945 qui donnait, in fine, raison aux nationalistes ethniques de l'Europe. Si la stratégie industrielle québécoise de cette époque a rappelé le duplessisme (subventionner les investisseurs étrangers pour qu'ils s'installent au Québec et profitent d'une main-d'œuvre à bon marché), les décisions du gouvernement Bouchard de sabrer dans le budget des universités peuvent aussi rappeler les réticences du gouvernement Duplessis à améliorer le financement des universités québécoises s'il fallait pour cela accepter l'argent du gouvernement fédéral... Il est franchement difficile d'identifier un héritage positif de cette période. Les infrastructures sont parties à vau-l'eau (la crise du verglas était révélatrice de ces infrastructures québécoises construites au rabais — en rémunérant grassement les contractants), la démographie filait sur les rails d'une catastrophe annoncée et rien n'a été fait pour préparer un renouvellement de la fonction publique qui aurait fait une meilleure place aux nouveaux Québécois. Au mieux, on peut se féliciter que le pays n'ait pas eu à connaître les affres d'une énième campagne référendaire et que le délitement des finances publiques ait été plus ou moins arrêté, le boom des années internet aidant quelque peu...

En Ontario, il n'est guère plus facile d'identifier un héritage positif de la Common Sense Revolution des sectateurs de Harris. Même incurie (et plus chaotique encore) en matière d'infrastructures (la grande panne de 2003 est sans doute moins symptomatique que l'escalade des frais d'électricité et la menace de délestages), même incurie fiscale (les déficits ayant été tolérés au nom des supply-side economics) et coupures sauvages dans tout ce qui prépare l'avenir, de l'éducatif (les augmentations des frais versés par les étudiants compensant un peu pour les réductions au niveau universitaire) au social. Tout cela afin de réduire les impôts des nantis dans ce qui reste une des provinces les plus riches du pays!

Quand je vivais à Toronto au début des années 1990, quand le nombre annuel de meurtres était plus élevé encore que cette année, il était déjà évident qu'une partie de la communauté noire avait du mal à s'intégrer à la vie sociale et économique de la ville, ce qui se traduisait par l'existence de bandes et le déchaînement de violences bien réelles. Ces derniers jours, alors que les commentateurs des grands médias sont horrifiés par la mort aussi tragique qu'absurde de Jane Glenn Creba, quinze ans, sur la rue Yonge à deux pas de l'intersection avec la rue Gould, tout le monde semble avoir oublié l'émeute qui avait fait rage en 1992 au centre-ville de Toronto, sur cette même rue Yonge. En 1992, la colère avait éclaté en rapport avec l'affaire Rodney King à Los Angeles — et avec la mort de jeunes Noirs abattus par des policiers torontois. Il suffisait d'observer un peu la culture de l'heure, d'écouter ce qui se disait et de lire les comptes rendus d'enquêtes ou de sondages pour sentir qu'une partie de la communauté noire de Toronto était victime de discrimination et qu'une partie réagissait tout comme aux États-Unis — en se coupant de la majorité, au besoin en se positionnant comme foncièrement hostile à toutes les valeurs de la majorité.

Ma nouvelle «The Paradigm Machine» (1995) portait un peu sur le racisme ontarien à l'égard des Noirs, mais je n'avais pas insisté — et je n'avais pas vraiment abordé les conséquences possibles. L'auteur de science-fiction n'est pas un devin, même s'il est parfois plus attentif que les autres aux prémices des grands événements... L'accession au pouvoir du gouvernement Harris et le retour de la prospérité ont d'ailleurs fait oublier l'urgence de la situation dans certaines communautés noires de la région torontoise. Il a fallu la mort de Jane Glenn Creba pour réveiller les esprits, au terme d'une année marquée par d'autres morts tragiques. La disparition de cette jolie blonde, le jour après Noël, n'a rien de comparable avec les centaines de milliers de morts causées par le grand tsunami de 2004, un an plus tôt, mais son décès pourrait avoir un effet presque aussi grand sur les esprits au Canada.

Tout comme moi, de nombreux Canadiens ont eu l'occasion de passer par l'intersection de Yonge et de Dundas, que ce soit comme résidants de Toronto ou comme visiteurs de passage pour quelques heures ou quelques jours. Le choc est plus grand parce que l'endroit est familier. Les incidents précédents n'avaient pas eu le même retentissement parce qu'ils semblaient confinés aux endroits habituels, loin des beaux quartiers. Mais la fusillade du 26 décembre est un de ces événements transgressifs qui bafouent les lignes de démarcation les mieux établies. Elle est vécue comme une violation et les conséquences politiques pourraient être plus grandes que le possible coulage au sujet des fiducies. Jack Layton ne s'y est pas trompé en n'hésitant aucunement à réclamer que les crimes commis avec des armes à feu soient punis plus sévèrement.

Il est tentant de faire le rapprochement avec la mort également absurde et tragique du jeune Daniel Desrochers, onze ans, tué à Montréal par une bombe dans le cadre de la guerre des motards. S'il avait fallu la tentative d'assassinat de Michel Auger en 2000 pour forcer la main de nos dirigeants, il était clair depuis la mort de Daniel Desrochers en 1995 que des innocents étaient en danger. Et la sympathie ambiguë que suscitaient les Hell's Angels avait commencé à se dissiper... Mais s'il était facile de démanteler des bandes organisées bien identifiées, le problème d'une criminalité née de l'exclusion risque d'être plus difficile à résoudre sans des mesures véritablement à la hauteur.

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