2005-11-14

 

Les modèles français et la méthode Coué

Pour ceux qui se souviennent du film La Haine de Kassowitz, voici la méthode Coué appliquée à la situation des exclus en France : «Nous ne tombons pas. Nous ne tombons pas. Nous ne tombons pas...»

C'est avec une certaine réticence que j'inclus des liens vers des journaux français; tous les grands quotidiens et périodiques français semblent avoir choisi la création d'archives payantes. Ainsi, j'ai du mal à savoir si un article que je cite aujourd'hui sera encore disponible la semaine prochaine.

Un tel choix m'apparaît typique de la vision à court terme qui gouverne, de manière assez contradictoire, les stratégies françaises. Ainsi, la pénétration d'internet a été ralentie en France par le choix tarifaire des compagnies téléphoniques de faire payer les appels locaux alors qu'en Amérique du Nord, les compagnies de la constellation Bell ont décidé au début du XXe s. de n'exiger qu'un paiement forfaitaire des abonnés téléphoniques mais de faire payer, très cher parfois, les appels interurbains. Ceci avait pour but de favoriser l'extension du réseau et tenait compte du fait que l'utilité d'un réseau augmente avec son extension. Plus un réseau est étendu, plus il est utile et plus il est possible de faire payer les clients. En créant un vaste réseau, Bell s'assurait d'une position dominante et se construisait une assise inébranlable, même s'il fallait sacrifier des revenus dans l'immédiat. Quand la France a introduit le Minitel, le choix a été aussi fait de faire payer le client, et deux fois plutôt qu'une; du coup, on étouffait à l'avance toute initiative sans rentabilité à courte échéance. Durant les années 90, l'internet anglo-américain s'est prêté à de multiples expériences qui ont pu avoir lieu sans exiger des utilisateurs un paiement et qui ont permis de dégager les véritables demandes des consommateurs... Résultat: en privilégiant le retour rapide sur investissement, on rate l'occasion d'encourager les jeunes pousses qui donnent les compagnies dominantes de demain.

Le choix du retour à court terme fait peut-être partie du modèle français. Depuis des décennies, chaque crise est gérée dans l'urgence, en appliquant des solutions à courte vue. Le choix de la répression en Algérie française au milieu du XXe s. ne mène-t-il pas à l'exode des pieds-noirs qui entraîne la construction en catastrophe des grandes barres et des banlieues sans âme, qui nous mène aux explosions des derniers jours? Quand la solution est trouvée et que la crise semble se dénouer, on fait comme si tout était réglé.

Mais pour combien de temps? Est-ce que ce sera pire la prochaine fois? Je ne partage pas la vision apocalyptique d'un Dantec qui affirmait reconnaître une guerre civile dans les événements des derniers jours; je ne crois même pas que l'on puisse parler non plus de prodromes. Il est possible d'être optimiste s'il est bien vrai que les casseurs les plus acharnés étaient issus de l'immigration la plus récente, ce qui suggérerait que l'intégration fonctionne tant bien que mal à l'échelle des décennies. Ce qui est trop lent.

Dans un commentaire percutant paru dans Le Figaro du 14 novembre, Guy Sorman pose la question de l'opportunité d'une autocritique. Mais on n'en prend pas la direction. J'entendais à la radio ces derniers jours les grands pontes de la gauche bien-pensante trouver le moyen d'imputer au libéralisme l'explosion des banlieues et minimiser la portée des violences en essayant de faire passer pour hystérique la presse française ou étrangère qui s'inquiète. Comme si la presse française n'avait pas déjà gobé la version la plus sombre d'événements comparables ailleurs.

Or, la France, même sous Chirac, n'est vraiment pas un modèle de libéralisme si on considère la part de la richesse nationale sous la coupe de l'État (j'emploie cette formule pour ne pas m'exposer à la critique de ceux qui affirment la minceur de l'État français en ne considérant que ses dépenses de fonctionnement et débours directs), il faudrait alors que la France sociale ne soit pas dans les banlieues. En un sens, c'est bien ce qui était affirmé : les services avaient été coupés dans les banlieues. Mais l'autre versant de la France illibérale existait encore pour les banlieues : prélèvements élevés, réglementation excessive et abdication au profit des syndiqués de l'État présents dans ces lieux sur plusieurs points, dont l'envoi des plus jeunes profs dans les écoles, la bride sur le cou laissée aux agents de l'ordre (les plus jeunes aussi, dit-on) et l'absence de contraintes quant à l'embauche d'employés représentant la France actuelle.

On parle beaucoup du modèle français dans certains milieux. On néglige alors l'ambiguïté de l'expression.

Dans certains cas, un modèle, c'est ce qui est placé sur un piédestal dans un atelier ou un musée afin d'être étudié, imité, reproduit. Le modèle existe et il inspire.

Parfois, un modèle n'est qu'une idée. Un modèle décrit le fonctionnement idéal d'un système, comme en physique ou en économie. Mais son rapport à la réalité reste à vérifier — ou à concrétiser. En parlant sans cesse de tel ou tel modèle, pourtant, on en vient à le réifier, à faire comme s'il existait réellement... Grande erreur.

La légende rapporte que Gandhi, en débarquant à Southampton vers 1930 selon E. F. Schumacher, aurait répondu à des journalistes qui l'interrogeaient. À cette occasion, l'un de ces reporters lui demanda:

«What do you think of western civilization?

It would be a good idea.»

Faudrait-il en dire autant du célèbre modèle républicain français?

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